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venait alors d’accomplir un voyage de sept ans dans l’Extrême-Nord, de la Terre de Baffin aux îles Herschel, pour visiter les postes de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson.

Parmi les autres Français livrés aux affaires, citons : Joseph Vallat dans l’immeuble ; R. Boutinel, gérant de la Yellowhead Pass Coal Company ; Paul Jenvrin, dans les ornements religieux, qui fut agent consulaire, et surtout, l’autre millionnaire, René Lemarchand.

Originaire de la Sarthe, il séjourna à Paris, avant d’être petit commerçant à Edmonton. Son frère, missionnaire Oblat dans l’Alberta, lui avait déconseillé formellement d’y venir, mais il agit à sa tête. « Il semble n’avoir de boutique que pour la forme, écrit Jean Lionnet, car on n’y voit point d’acheteurs, mais seulement quelques compatriotes qui y viennent bavarder. En réalité, toute son activité s’emploie à spéculer sur les terres, avec ses propres capitaux et avec d’autres capitaux empruntés en France. Il voit déjà 100,000 habitants à Edmonton. Si on lui disait que ce sera l’année prochaine, il ne répondrait pas non ». C’était en 1906 : aujourd’hui, cette population dépasse 285,000.

Peu de temps après, René Lemarchand était l’un des hommes d’affaires les plus riches de la capitale albertaine. Il y fit construire, au coût de $200,000, le premier grand immeuble de rapport, contenant quarante-trois appartements des plus modernes. Le petit commerçant des débuts attribuait sa rapide fortune à la foi profonde qu’il avait eue dès le premier jour dans la prospérité future d’Edmonton. Très modestement installé, il eut l’audace de consacrer tout son avoir à des achats successifs de terrains sur tous les points de la ville et de sa périphérie qui lui semblaient susceptibles de se développer. Chaque fois, ses prévisions se réalisèrent et ses fonds furent bientôt décuplés.

Et l’on dira encore que les Français n’ont pas le sens des affaires !…


La femme française collaboratrice du colon-rancher

Un voyageur normand que nous avons déjà cité, Édouard Brunet, fit connaissance sur le bateau avec un compatriote éleveur de l’Alberta, qui emmenait deux étalons percherons noirs. Nous n’avons pu découvrir l’identité de ce marquis de S., parti jeune de France et venu dans l’Ouest après un séjour d’une douzaine d’années aux États-Unis. Son épouse l’accompagnait et l’auteur en profite pour faire l’éloge de la femme française, collaboratrice idéale du colon.

« Digne compagne de son mari, écrit-il de Mme de S., elle montra aux colons anglais et américains du Far-West, qui la virent à l’œuvre, ce que peut la femme française transplantée hors du milieu bourgeois où, en France, l’étranger se la figure occupée exclusivement de chiffons. La Française — ayons l’orgueil de le proclamer — est la compagne idéale de l’émigrant, du colon, de celui qui quitte la vie douce et facile de notre vieille civilisation pour aller tenter fortune dans les pays neufs comme le Canada. Elle souffrira sans faiblesse et sans jérémiades inopportunes les longues pérégrinations de la prairie, le froid, les privations, avec le compagnon qu’elle aime et dont, aux heures de découragement, elle relèvera le moral et réveillera l’énergie. Et elle sera non seulement l’épouse, mais la collaboratrice du colon. Elle se pliera courageusement et intelligemment à tous les emplois. Ménagère accomplie, la femme française l’est déjà ; elle fait la cuisine, taille, coud, raccommode, lave et repasse ; fermière, elle le sera et elle soignera bêtes et gens, traira les vaches, ensemencera, conduira la charrue aussi bien que le buggy. S’il le faut, elle fera même le cowboy. « Plus d’une fois, me disait le marquis de S., ma femme est montée à cheval, culottée en homme et, le fouet à la main, m’a rassemblé, ramené mes chevaux égarés, indociles à ma voix. »


L’étrange aventure arrivée à deux religieuses de Trochu

D’autres vaillantes Françaises venues dans l’Ouest pour servir surent se plier aux circonstances nouvelles, assumant leur part de risques et d’angoisses. À titre d’exemple, voici, brièvement résumée, l’aventure arrivée en 1913 à deux religieuses de Trochu :

La supérieure de la communauté, Mère Marie-Louise Redon, était réclamée en plein hiver par ses sœurs de Végreville pour régler une question épineuse et urgente. Avec une compagne, elle prit place dans le petit cutter à deux chevaux du P. Bazin. Allant dire la messe dans une maison de l’autre côté de la Red Deer, il devait les déposer à une station où elles prendraient le train pour Edmonton. La température était peu engageante ; le vent soufflait en tempête et il neigeait. En cours de route, il fallut emprunter le lit de la rivière ; mais d’énormes blocs de glace, charriés par un dégel antérieur à la reprise des gros froids, rendaient cette voie cahotante et quasi-impraticable. Les religieuses exprimèrent l’avis qu’il serait plus sage de rebrousser chemin. Le missionnaire, qui ne l’entendait pas de cette oreille, se contenta de chercher un endroit propice pour regagner la terre ferme ; mais les arbres abattus et un fouillis de branches ne permirent pas aux chevaux de se frayer un passage. Il fallut dételer, abandonner le véhicule et grimper la côte en tenant les bêtes par la bride.

Les voyageurs trouvèrent devant eux trois collines parallèles. Ils eurent le courage de monter et de descendre les deux premières, Dieu sait au prix de quels obstacles et de quelles fatigues ! La troisième était un glacier à pic, impossible à escalader. Il était dix heures du soir et la dure épreuve durait depuis cinq heures. La neige avait cessé et la lune brillait à son plein, mais le froid demeurait toujours intense. Passons sur divers incidents de cette lutte acharnée contre les broussailles et les bancs de neige, au cours de laquelle le P. Bazin