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Il est notoire que les Français jouissaient d’une excellente réputation dans la capitale. Vers la fin de 1861, le bruit ayant couru que de nouvelles familles de San-Francisco se préparaient à venir rejoindre leurs compatriotes, le Colonist écrivait : « Qu’elles viennent ! Nous leur ferons bon accueil. Les Français sont des colons paisibles, rangés, industrieux et économes. Plus nous en aurons, mieux ce sera ». Dix années d’expérience en Californie leur avaient profité : on n’eut jamais à leur reprocher de se tenir à l’écart des autres groupes et de répugner à apprendre l’anglais. En retour, notre propre langue gagna aisément des sympathies dans ce milieu cosmopolite, grâce à des professeurs de choix qui furent très appréciés.

B. Deffis, ancien lieutenant de l’armée sous Louis-Philippe, était venu en Californie après la Révolution de 1848, et plus tard en Colombie-Britannique. Il avait coutume de passer l’été dans les mines et l’hiver à Victoria où, pendant plusieurs années, il dirigea des cours très suivis de français, d’espagnol et d’anglais. Cet homme avait reçu une formation scientifique poussée. Correspondant du Colonist dans la région du Caribou, il envoyait à ce journal des nouvelles intéressantes et détaillées sur l’activité minière. Deffis s’intéressait particulièrement à l’exploitation des mines de quartz. Il découvrit un filon dans le voisinage de Williams Creek et demeura au Caribou jusqu’à sa mort, survenue accidentellement en 1873.

L’une des premières Françaises à atteindre la Californie avait été Mme V.-A. Pattibeau, qui y laissa un renom d’éducatrice. Ayant suivi ses compatriotes en Colombie, elle fonda à Victoria une école qu’elle dirigea avec succès pendant de longues années. Elle finit ses jours dans la capitale en 1880.

Les émigrés français se distinguèrent aussi dans le chant et la musique. Le professeur Georges Sandrie présida aux destinées de la doyenne des organisations musicales, la « Philharmonic ». Ses compatriotes, tout en participant aux manifestations culturelles de la majorité, désiraient aussi maintenir leur individualité propre. Ils lancèrent la « Société des Enfants de Paris », que dirigea également Sandrie. Son premier concert, au programme exclusivement français, eut lieu sous les auspices du gouverneur Douglas et remporta un brillant succès. Cependant le groupe des artistes français fut rapidement absorbé par son aîné. Un incident des dernières années de Sandrie montre l’harmonie qui existait entre les Français et leurs concitoyens d’autres origines. Le vieux professeur, infirme, étant devenu incapable de subvenir à ses besoins et à ceux de son épouse, on organisa un bal au profit du couple vers qui allaient toutes les sympathies.


Deux grands philanthropes :
Driard et Rueff

Mais il faut placer au premier rang des Français qui vécurent à Victoria pendant cette période Sosthènes Driard et Jules Rueff. Ces deux amis, venus de San-Francisco en 1858, allaient très bien réussir en affaires, celui-ci comme marchand, l’autre comme propriétaire d’hôtels. Victoria, porte d’entrée des États-Unis dans les possessions anglaises, où l’on vient de découvrir l’or, offre à l’industrie hôtelière une mine plus sûre que beaucoup d’autres. Le premier établissement dont il est fait mention s’appelait « Hôtel de France », ce qui nous fixe sur la nationalité de son maître. Driard fut bientôt à la tête du « Colonial » et d’un autre portant son nom, qui allait devenir fameux sur tout le continent américain pour sa table incomparable et comme centre de ralliement d’une jeune ville en plein essor. Grâce à sa position sociale unique, à ses dons d’organisateur et à son intérêt pour les œuvres charitables, Driard devint tout de suite le chef reconnu de la colonie française. L’hôtelier et son ami allaient, par leurs réalisations philanthropiques, mériter la gratitude non seulement de leurs compatriotes, mais de la population tout entière.

Dès 1860, ils fondaient la « Société française de bienfaisance et de secours mutuels de Victoria ». Moyennant une cotisation modeste d’un dollar par mois, les membres — Français et autres — recevaient soins médicaux et remèdes gratuits dans un hôpital qui dut être transformé, agrandi et fonctionna pendant près d’un quart de siècle, sans un sou de dette. Le premier médecin fut le Dr Nicolet-Michel Clerjon, un Parisien, qui pratiquait dans la colonie depuis 1858. La Société était ouverte aux personnes de toutes nationalités ; cependant il était stipulé dans les statuts que le comité de onze directeurs comprendrait une majorité de Français et que les procès verbaux seraient rédigés en langue française. L’hôpital ferma ses portes en 1884, mais la Société continua d’assurer à ses membres, en cas de maladie, l’assistance médicale et une indemnité de dix dollars par semaine. En 1891, le « Royal Jubilee Hospital », qui venait de s’ouvrir, se fusionnait avec la Société française de bienfaisance et acquérait sa propriété, d’une valeur de dix à douze mille dollars. En retour, celle-ci obtenait le droit d’élire trois représentants au bureau de direction et tous ses membres en règle devenaient membres à vie du « Royal Jubilee Hospital », ce qui leur accordait le traitement gratuit d’un malade de première classe. Les derniers bénéficiaires de ce remarquable arrangement ont disparu il y a moins de dix ans.

Les deux fondateurs n’avaient pas assisté à cette évolution de leur œuvre exigée par les temps nouveaux. Sosthènes Driard était mort en 1872, regretté de tous pour sa grande âme charitable. L’Assemblée législative de Victoria ajourna ses débats pour permettre à ses membres d’assister aux funérailles. Quelques mois après, Jules Rueff, miné par la maladie, retournait en France et y décédait deux ans plus tard.


Le renom de l’hôtel Driard

Son propriétaire disparu, l’hôtel Driard passa entre les mains de Redon, un fils du