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On inspecta ainsi la région de la montagne à la Tortue, le long de la frontière américaine, et la vallée de la rivière Souris, dans les limites actuelles de la Saskatchewan. Sur tout ce vaste parcours, le visiteur normand fut émerveillé par l’abondance de terres magnifiques pouvant donner des récoltes superbes aux colons assez avisés pour s’y établir.

Ses convictions se traduisirent par un mémoire enthousiaste à la Société centrale d’agriculture de la Seine-Inférieure, qui fut publié en brochure sous le titre : Trois mois au Manitoba et au Nord-Ouest. « J’avoue, écrivait-il, que comme agriculteur, le Far-West a été un spectacle merveilleux pour moi… Dans le désert que j’ai parcouru et que le chemin de fer sillonnera demain, que de villes vont s’élever sur ces rivières, aux bords de ces lacs encore sans noms !… » Un groupe de capitalistes français, alertés par ces renseignements de première main, étudièrent la question et prirent une décision rapide. Une société au capital de quatre millions de francs fut mise sur pied, qui acheta de la Compagnie du Pacifique Canadien 200,000 acres de terre, à raison de deux dollars l’acre, dans la vallée de la Qu’Appelle. Nous dirons plus loin ce qu’il advint du projet.


« Le Canada et l’émigration française, » de Frédéric Gerbié

L’intérêt actif des Français pour l’Ouest canadien était déclenché. La fondation à Paris d’un Commissariat général, représentant à la fois le Dominion et la province de Québec facilita la coordination des efforts. Cette création fut une initiative du premier ministre Adolphe Chapleau, qui choisit comme titulaire son ami, le sénateur Hector Fabre. Un mouvement de migration vers le Manitoba et les Territoires du Nord-Ouest allait s’établir et progresser.

Fabre, brillant journaliste qui avait fait ses preuves à Montréal et à Québec, savait la force de la presse au service des idées. Deux ans après son installation dans la capitale française, il fondait Paris-Canada, hebdomadaire vivant et de belle tenue, qui se proposait de « faire bien connaître le Canada à la France et de faire mieux connaître la France au Canada ». À cette mission, le vaillant petit journal, même s’il eut à subir quelques éclipses, devait rester fidèle durant plus d’un demi-siècle. Son directeur y tint la plume pendant vingt-cinq ans avec la même ardeur, jusqu’à sa mort (1910).

Dans le temps où Paris-Canada inaugurait sa longue et fructueuse carrière, un jeune journaliste de Gourdon (Lot) dont la renommée n’avait guère franchi les limites de son arrondissement — Frédéric Gerbié — lançait dans le public Le Canada et l’émigration française. Ce livre semble avoir eu une assez large diffusion. Aux Français désireux de se renseigner sur un pays dont on commençait à parler beaucoup, il offrait une documentation sérieuse et complète. L’auteur, après y avoir passé près de cinq ans, était en mesure de donner des informations exactes et contrôlées sur toutes les provinces canadiennes. La région du lac Saint-Jean lui paraît assez avantageuse comme centre de colonisation, mais il souligne les obstacles d’un terrain fortement boisé. Il recommande surtout le Manitoba et le Nord-Ouest.

À trois quarts de siècle de distance, on ne peut qu’admirer la sagesse des conseils de ce jeune intellectuel français à ses compatriotes se proposant d’émigrer au Canada. Non content de bien préciser quelle classe de gens peut y réussir, il met en garde contre certains dangers. Quelques-uns prétendaient alors que les colons venus de France, pour développer l’influence française dans leur pays d’adoption, devaient se tenir ensemble, se grouper et mener une vie indépendante des Canadiens français. Gerbié s’élève avec force contre cette idée absurde, dont le résultat certain serait exactement le contraire du but visé. Il pose comme principe essentiel l’intégration des Français dans la famille canadienne-française. « S’il doit en être autrement, dit-il, il vaut mieux arrêter immédiatement toute émigration française au Canada ». Cet esprit clairvoyant formule aussi une règle d’or, d’application difficile, mais souveraine pour la préservation des colons français venus d’outremer : « Devenir d’abord des Canadiens français avant de se répandre dans les comtés où l’élément anglo-saxon prédomine ».

L’auteur écrivait encore : « Que nos compatriotes sachent bien que les Canadiens français recevraient sans arrière-pensée et à bras ouverts tous ceux qui iraient vivre parmi eux, à la condition toutefois que, renonçant à la funeste habitude de la blague envers les gens, leurs croyances et leurs mœurs, ils n’importeraient avec eux ni idées prêtrophobes, ni idées socialistes. Et nous ne craignons pas de dire que les Français qui émigreraient au Canada ne seraient nullement perdus pour nous : qu’au contraire, ils nous rendraient de plus grands services qu’en restant en France, puisque les Canadiens français ont conservé, en même temps que leurs sympathies, la clef d’une porte par laquelle nous pouvons sans coup férir, sans aucun sacrifice de sang et d’argent, de la façon la plus pacifique en un mot, étendre sur le continent américain l’influence de notre race et de notre langue ».

Au cours de la même année qui voit paraître le livre de Frédéric Gerbié, Paris-Canada relève de nombreux faits qui montrent à quel point le Canada est à l’ordre du jour, au moins dans une certaine classe de la société française. Un jeune Parisien de famille connue, Raymond de Jouvenel, a acheté mille acres de terre sur la Qu’Appelle. Son père, ancien capitaine de frégate, officier de la Légion d’honneur se propose d’aller passer l’été prochain avec son fils. Le vicomte d’Hauterive se rend au Manitoba en vue d’étudier les ressources du pays et d’y fonder un établissement. Henri de Kéruzec de Runenberg songe à créer au Nord-Ouest une exploitation agricole où il attirera