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Sa figure et tout son corps sont aussi noirs que les arbres… — Vous feriez mieux d’aller vous coucher, les gars, mais eux non plus ne peuvent s’y résoudre.

« Sur la terre planent encore la fumée, l’haleine du feu, et le sens de sa présence. Elle est rusée. Elle attend. Elle est tranquille ce soir, mais si le vent se lève, elle se réveillera. Pete mouille son index, le tient relevé et s’agite, inquiet, sur les marches de la cuisine. Il peut sentir un soupçon d’air sur son doigt humide. »

Ingénieur aussi bien qu’exploitant forestier, et rêvant l’expansion de son pays adoptif, Haramboure voulut relier Campbell River à Nootka, d’une rive à l’autre au centre de l’île Vancouver. Il construisit une route de 45 pieds de large et 49 dans les tournants. Mais avant qu’elle fût achevée, Wall Street décida que l’entreprise menée à son terme ne donnerait pas assez en retour. Après tout, on n’était pas aux États-Unis… Grâce au chef entreprenant, cette voie ne livre pas moins accès aux merveilles insulaires de l’est à l’ouest.

À la même époque, beaucoup d’autres Basques ont travaillé dans le bois et la construction. La plupart sont retournés chez eux avec un magot substantiel. Parmi les rares demeurés au pays, citons Ignace Lamothe dont la femme, Marie, est une sœur de Jean-Pierre Haramboure.

Voici un autre forestier du même temps qui n’est pas un Basque et que son milieu semblait peu désigner pour ce genre de vie, mais l’esprit des bois souffle où il veut. Émile-André Marc, né à Romorentin (Loir-et-Cher), étudiait le droit depuis deux ans — pour suivre machinalement l’exemple de son père avocat — lorsqu’il décida que faire le tour du monde répondait davantage à ses goûts. Il visite le Japon, vient au Canada et passe l’année 1907 à Notre-Dame-de-Lourdes. Après un demi-siècle, il parle encore de dom Benoît, du Dr Galliot, de la Giclais rencontré à Winnipeg. Mais la côte du Pacifique l’attire et ce sera la fin des longs voyages. Il prend en 1908 un homestead tout en gros bois dans les montagnes surplombant le village de Haney, à quelque vingt milles de Vancouver, dans la vallée du Fraser. Sa propriété est attenante à la forêt réservée aux recherches de l’Université. Pour se rendre à la grande et belle maison qu’il habite, on a l’impression de monter à l’assaut d’une vieille forteresse moyenâgeuse.

Durant la première Grande Guerre, Marc fut officier de liaison entre l’armée française et l’armée canadienne. Il a épousé Alice Piché, de Victoria, née au Pec (Seine-et-Oise). Leurs enfants, quatre filles et deux fils, sont tous établis dans la province. La vie en pleine nature primitive a visiblement fait le bonheur du citadin bourgeois qui l’a librement embrassée. Cet homme qui peut avoir près de soixante-quinze ans en porte à peine cinquante. Il jouit d’une heureuse aisance dans son riche domaine forestier.


Autres Français de Vancouver

Revenons à Vancouver. Émile-Victor Chevalier, arrivé dès 1903, devait y vivre pendant plus de quarante ans. Secrétaire du consulat français jusqu’en 1935, agissant comme agent consulaire de 1914 à 1930, il décéda en 1946. Yeux pétillants, un peu narquois, de quelqu’un qui en a entendu de toutes les couleurs, mais d’une générosité légendaire. Sans être diplomate de carrière, il en possédait les qualités et se montra un conseiller vers qui ses compatriotes allaient en toute confiance. Mme Chevalier vit encore, entourée de soins, chez sa fille, Mme Nielsen, et jouissant du plus profond respect des Français de la Colombie.

Les Bessuille — le père, la mère, trois garçons et trois filles — vinrent du Dauphiné en 1910, ayant passé par la Californie. L’aîné des fils, André, qui avait fait de la blanchisserie, voulait « voir tout en blanc envers et contre tout ». Ils réussirent dans leur entreprise menée en famille. André avait épousé une Parisienne, Lilly Adelina, qui connaissait le fil, la soie, la broderie et les soins à leur donner. Pour l’élite de Vancouver, la « French Hand Laundry » devint tout de suite la blanchisserie à la mode et continue de mériter pleine confiance. Mme Bessuille, avec l’aide des siens et de différentes sociétés françaises, prit toujours une part active à l’organisation d’œuvres charitables, en particulier celles intéressant la France et les Français. Elle fut présidente de la Croix-Rouge française.

Charles Duplouich — Parisien de la troisième génération, et il s’en glorifie — n’était que depuis deux ans à Vancouver en août 1914. Cédant à un penchant naturel, il se bagarra pour entraîner tous les citoyens de la ville à aller battre le Boche. Parti des premiers, il fit toute la guerre sans en sortir tout à fait une « gueule cassée ». Mieux encore, il voulut participer au règlement des derniers comptes et fut de l’armée de Weygand qui contribua à briser l’offensive bolcheviste contre la Pologne. Il ne revint donc à Vancouver qu’en 1921, après sept années sous les drapeaux. Plus tard, son zèle patriotique trouva à s’exercer de nouveau en faveur du rassemblement de la population de langue française. En 1939, trop âgé pour le service actif, il s’engagea dans l’armée canadienne comme instructeur scientifique dans les instruments de haute précision. Il avait déjà rempli ce rôle pendant des années à l’Université de la Colombie-Britannique, ce qui lui avait valu les palmes académiques.

Parmi les vieux poilus partis pour la guerre de 1914 et revenus plusieurs fois blessés et décorés, il y eut Cayla, Draizé, Henri et Paul Triadoux, et le bravé des braves, le sergent chasseur alpin Joseph Duc-Goninat : six citations, palmes, médaille militaire. Seul survivant de cinq frères, également sergents, qui firent la guerre comme lui. Duc-Goninat est aujourd’hui contremaître chez Pierre Paris.

Un Breton, Henri Aubeneau, ancien marin et ancien restaurateur, doublé d’un spéculateur