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des fermiers des environs de Redon (Ille-et-Vilaine).

Le Canada occupe une place de choix dans la presse parisienne la mieux cotée. Henri de Lamothe collabore au Temps et s’y montre, au dire de Paris-Canada, « critique d’une rare compétence dans toutes les questions canadiennes ». Hector Fabre entretient régulièrement les lecteurs du Journal des Débats de la politique à Ottawa et à Québec. À la Revue Britannique, l’académicien Xavier Marmier, qui connaît le Canada depuis vingt-cinq ans et qui lui reste sincèrement attaché, cueille dans les récits de voyageurs anglais des détails pittoresques sur l’Ouest primitif. À la Revue des Deux Mondes, c’est Victor du Bled, rédacteur influent du Moniteur Universel, qui publie sur le même pays une série d’articles très au point.

Les milieux intellectuels bien pensants emboîtent le pas. Le sociologue catholique Claudio Janet, qui a visité le Canada en 1880, fait connaître son intention de s’occuper, avec des amis, d’y diriger quelques cadets de bonne famille. Il s’est adressé au curé Labelle, qui l’a référé à Alfred Bernier, du Manitoba, « la prairie convenant mieux à ces jeunes gens que la forêt et la hache ». Réponse de Janet à Bernier : « Mon cœur de Français et de catholique tressaille en pensant que si loin, au milieu du continent américain, il y a des cœurs qui battent si chaudement à l’unisson des nôtres ».

Rameau de Saint-Père, l’auteur de La France aux Colonies et d’Une colonie féodale en Amérique, parle du Canada devant la Société d’Économie sociale fondée par Le Play. Frédéric Gerbié prolonge le rayonnement de son livre par une étude dans la Nouvelle Revue, que dirige Mme Juliette Adam ; il fait des conférences dans le Midi et une à Paris, que préside Ferdinand de Lesseps. Mais de tous les orateurs qui s’efforcent de faire connaître le Canada à la France, le plus intrépide et le plus goûté sera longtemps Hector Fabre. On le demande partout. Quand il présente son cher pays sous ses divers aspects — géographique, agricole, commercial, etc. — son éloquence calme et persuasive entraîne sans effort l’adhésion de ses auditeurs.

Dans l’Ouest canadien, on se prépare au mouvement de colonisation attendu de ce courant favorable d’opinion. Le Crédit foncier franco-canadien établit au Manitoba une succursale dont la direction est confiée à Joseph Royal. Quatre ans plus tard (1887), le même personnage influent sera nommé consul de France et, à certains jours, le drapeau tricolore flottera devant sa demeure à Saint-Boniface.


L’excursion du Domara

Au moment où, par un concours heureux de circonstances et de bonnes volontés, le Canada était en vedette dans les milieux français les plus éclairés, la Compagnie canadienne-française de navigation à vapeur, en vue d’inaugurer sa ligne directe de paquebots entre Le Havre et Halifax, organisait le « premier train de plaisir transatlantique ». Cinquante-quatre excursionnistes, dont six dames, répondirent à l’appel : simples amateurs de tourisme, journalistes invités par la compagnie, délégués de chambres de commerce et de chambres syndicales, qui se proposaient d’étudier les ressources agricoles et commerciales du pays. Ils s’embarquèrent au Havre, sur le Damara, le 4 août 1885, et arrivaient le 15 à Halifax. La province de Québec était alors en pleine effervescence, à la suite de la condamnation à mort de Louis Riel à Régina, et la réception destinée aux visiteurs français, à l’Hôtel de ville de Montréal, se combina avec celle faite au général Middleton, vainqueur de l’insurrection du Nord-Ouest.

Onze de ces voyageurs, y compris trois dames, se rendirent jusqu’aux montagnes Rocheuses, sous la conduite du curé Labelle. Le groupe comprenait, outre le guide bénévole : Gustave de Molinari, du Journal des Débats, rédacteur en chef du Journal des Économistes, et sa fille ; l’ancien juge Perratin ; l’artiste Joliot et sa femme ; Tiret-Bognet, correspondant de l’Illustration et du Journal des Voyages ; Georges Demanche, rédacteur en chef de la Revue Française de l’Étranger et des Colonies, représentant du Soleil ; le vicomte Charles de Bouthillier, membre de la Société de Géographie de Paris ; l’abbé Mangin, professeur de mathématiques et de physique, directeur du Cercle catholique de Tambervillers (Vosges), et son élève, Alphonse de la Vermette. E. Agostini, délégué du Syndicat maritime et fluvial de France, et sa femme visitèrent le Manitoba un peu plus tard.

Les excursionnistes furent émerveillés par la belle apparence de Winnipeg, aux rues larges et aux magasins débordant de marchandises. Un convoi spécial de chemin de fer les conduisit, avec un groupe choisi d’invités, à Otterburne, où ils furent reçus à la gare par deux compatriotes : l’abbé Jolys, curé de Saint-Pierre, et son hôte breton d’alors, Henri de Kéruzec. Après la visite de la colonie mennonite de Haspeler (Steinbach) et du village de Saint-Pierre, il y eut dîner au presbytère ; toast à la France par l’abbé Jolys, auquel répondit le chef de la délégation, Molinari.

Le lendemain, à Saint-Boniface, les « Français de France » furent l’objet d’un très chaleureux accueil. Le jeune avocat James-Émile-Pierre Prendergast, qui devait achever sa carrière comme juge en chef de la Cour supérieure du Manitoba, leur présenta, au nom de la Société Saint-Jean-Baptiste, une adresse émouvante et de haute tenue littéraire, dont le texte se trouve consigné dans le livre de Molinari, Au Canada et aux Montagnes Rocheuses. Le Manitoba cite les paroles de l’un des visiteurs résumant le thème général de leurs allocutions : « La France a oublié, mais maintenant elle se souvient. Aujourd’hui, elle envoie ses délégués qui constatent avec émotion que son nom est toujours cher au Canada français : demain, elle vous enverra ses enfants pour vous fortifier et vous demandera de partager avec eux la richesse du sol ».