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Un pays à la mode chez les intellectuels

La mission d’étude de 1885 corrobora pleinement l’avis de M. de La Londe et de Frédéric Gerbié quant à la fertilité des plaines de l’Ouest. Agostini, ancien commissaire général a l’Exposition internationale d’Amsterdam, était un organisateur doublé d’un financier et d’un économiste aux larges conceptions. Après avoir constaté ces richesses incroyables, il jugea que la France pouvait en retirer un inestimable bienfait pour remédier à la situation précaire de son agriculture.

« Il y a non seulement un intérêt naturel à reconquérir pacifiquement l’ancienne influence de notre race dans le Nouveau-Monde, mais là peut être aussi la solution du problème économique qui ébranle l’édifice social de l’ancien continent », lisons-nous dans le mémoire qu’il soumit à Paul Casimir-Périer, président du Syndical maritime et fluvial de France. L’agriculture européenne, menacée de toutes parts par l’épuisement du sol et l’avilissement des prix, pouvait, si elle le voulait, trouver son salut dans l’Ouest canadien.

Agostini proposait un système ingénieux de compensation : « Tel propriétaire agricole qui a, par exemple, une terre en Europe d’une valeur de 100,000 francs qui ne lui rapporte pas 2,000 pourrait, divisant ses forces, faire au Canada un placement foncier d’une valeur égale à sa propriété en France, et cette exploitation nouvelle, même dans les conditions rudimentaires où l’agriculture est encore là-bas, lui rapporterait 7, 8, 9 et 10 pour cent et plus… » Partisan convaincu d’un vaste système de colonisation soutenu par de puissants capitaux, Agostini ne l’estimait possible qu’entre les mains de gros propriétaires fonciers, chefs d’entreprises attirant de la main-d’œuvre pour les travaux d’exploitation. Il rejetait a priori, comme vouée à l’insuccès, toute tentative de la part de colons isolés.

C’est la même idée que l’on retrouve dans les articles de Molinari. Le journaliste des Débats ne croit pas, non plus, à la réussite de simples colons laissés à eux-mêmes. « Certes, dit-il, c’est une perspective séduisante pour un laboureur à gages ou même un petit fermier de devenir, moyennant 10 piastres (50 fr.), propriétaire d’un homestead d’une soixantaine d’hectares de terre vierge de première qualité ; mais pour réaliser ce rêve, il faut quitter le milieu où l’on est accoutumé à vivre, traverser l’Océan et se lancer dans l’inconnu. À moins d’être poussé à bout par la misère ou d’être pourvu de l’instinct migrateur des races germaniques, on ne s’expose pas volontiers aux épreuves et aux risques d’une pareille aventure ».

Les deux économistes français ont donc trouvé le moyen d’épargner aux immigrants abandonnés à leurs seules ressources les difficultés auxquelles ils se heurteraient fatalement : ce sera le « système de colonisation par en haut », avec la collaboration active des classes supérieures du vieux monde.

« Il ne faut pas oublier, écrit l’auteur d’Au Canada et aux Montagnes Rocheuses, que le Canada a commencé à être colonisé par une compagnie de capitalistes, la Compagnie des Cent associés. Sont venus ensuite des fils de famille, pour la plupart officiers dans l’armée, à qui le roi concédait des seigneuries sur les bords du Saint-Laurent et qui y établissaient des soldats de leurs régiments ou des paysans du domaine paternel, en leur faisant les avances nécessaires. Pourquoi ce mode de colonisation qui a donné alors des résultats si féconds ne serait-il pas repris sous des formes nouvelles, en harmonie avec notre état social et économique ? Les fils de famille oisifs ne manquent pas en France ; pourquoi ne viendraient-ils pas continuer, dans le Nord-Ouest du Canada, l’œuvre que leurs devanciers des dix-septième et dix-huitième siècles ont commencée dans l’Est ? S’ils ne peuvent plus obtenir des concessions gratuites de seigneuries, ils peuvent, ce qui vaut mieux, choisir eux-mêmes et acheter, à un prix presque nominal, des terres qui comptent parmi les plus fertiles du globe et qui n’exigent point de frais de défrichement. La plus-value croissante du sol de la Nouvelle-France ne les dédommagerait-elle pas amplement de la moins-value des terres de l’ancienne ? »


Un « système de colonisation par en haut », avec le concours actif des classes supérieures du Vieux Monde

Frédéric Gerbié, dans Le Canada et l’émigration française, tout en spécifiant que le métier de colon convenait uniquement aux gens familiers avec les rudes travaux, avait déjà, lui aussi, mis en éveil une autre classe bien définie de compatriotes lorsqu’il écrivait : « Nos fils de famille qui, fidèles à des traditions, répugnent à adopter les idées de la France contemporaine, feraient bien d’aller au Canada et de s’y livrer à l’agriculture, au lieu de perdre leur temps et de dépenser leur argent à soupirer après un état de choses qui n’est pas prêt à revenir de sitôt ».

On retrouve exactement le même son de cloche dans Le Manitoba, champ d’immigration, brochure publiée par Alfred Bernier, surintendant de l’Instruction publique (section catholique). L’auteur y reprend la formule Agostini-Molinari et amplifie le souhait de Gerbié, en y ajoutant la note sentimentale :

« Nous nous imaginons, dit-il, — est-ce une illusion ? — qu’il y a, en France et en Belgique, des familles inquiètes de l’avenir, possédant des capitaux actuellement improductifs, jouissant, les unes, du prestige de la noblesse, les autres de la fortune ou de la renommée littéraire, exerçant autour d’elles une influence acquise autant par leurs qualités d’honnêtes gens et par leurs œuvres que par leur situation, et qui comptent sur l’affection des bons paysans qui jouissent de leurs bienfaits.

« Ces familles ne pourraient-elles pas acquérir dans notre pays, avec une partie de leurs capitaux, des domaines qu’elles coloniseraient