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Chapitre III


Les deux premiers colons issus de l’aristocratie de France : le duc de Blacas et le comte de Simencourt, à Saint-Laurent — Une carrière de gentleman-farmer interrompue par un brillant mariage — Colons qui se découragent, d’autres qui persévèrent — Et enfin, des Bretons…


Les deux premiers colons issus de l’aristocratie de France : le duc de Blacas et le comte de Simencourt, à Saint-Laurent

Dans une page émouvante qui rappelle les effusions pastorales d’un Jean-Jacques Rousseau ou d’un Bernardin de Saint-Pierre, Frédéric Gerbié montre à l’œuvre, dès 1884, les premiers colons issus de la vieille aristocratie de France :

« Après avoir vu sombrer une assez grosse fortune dans la débâcle de l’« Union Générale », le fils du duc de Blacas a fait ses adieux au faubourg Saint-Germain et renoncé à tous les avantages de son nom et de son éducation. Cette résolution digne et virile lui fait le plus grand honneur et il ne peut manquer de recevoir bientôt la récompense qu’il mérite. Il est propriétaire d’une vaste étendue d’excellent terrain : il possède déjà trente vaches laitières, plusieurs chevaux, une ferme prospère. Pour pêcher, il a devant la porte de sa maison un lac poissonneux de deux à trois cents kilomètres de long ; comme terrain de chasse, il peut chasser librement sur un territoire aussi vaste que l’Europe. Il est son propre maître, il jouit de l’estime de tout le monde et surtout d’une satisfaction morale qui le console pleinement des plaisirs factices auxquels il a renoncé.

« Dans le courant de l’été dernier, le comte de Simencourt, M. de Jouvenel et d’autres Français, qui, quoique n’ayant pas tous ces titres, n’en ont pas moins de noblesse, sont allés se fixer dans la province du Manitoba. Un bel avenir leur est réservé et un grand nombre de nos jeunes gens devraient bien suivre leur exemple, dans leur propre intérêt et dans celui de leur pays. »

La maison de Blacas florissait parmi celles des hauts barons de Provence dès le XIIe siècle. Les exploits de ses premiers représentants avaient jeté un tel éclat que « Vaillance de Blacas » fut le sobriquet distinctif donné à cette grande race par le roi René d’Anjou, comte de Provence. Pierre, comte de Blacas, maréchal de camp et ministre secrétaire d’État de la maison du roi Louis XVIII en 1814, nommé ambassadeur à Rome et pair de France en 1815, fut créé duc en 1821. Son héritier, père du jeune colon manitobain, avait été le premier conseiller politique du comte de Chambord, prétendant au trône.

L’immense étendue d’eau où le noble agriculteur français peut pêcher à son aise est le lac Manitoba et le lieu qu’il habite, Saint-Laurent, compte parmi les plus anciennes missions du pays. La population y était alors et demeure encore aujourd’hui en majorité métisse. Plusieurs missionnaires Oblats venus de Bretagne s’y succédèrent : le P. Laurent Simonet, avant 1870 ; le P. Joseph-Charles Camper, dont le duc fut le paroissien : plus tard, le P. Hervé Péran, qui acheva la construction d’une imposante église en pierre.

C’est au printemps de 1882 que le premier représentant de l’aristocratie dans l’Ouest prit possession de son domaine. La grande maison en pierre, d’apparence bourgeoise, qu’il fit élever faisait figure de manoir seigneurial, à côté des pauvres cabanes en troncs d’arbre des Métis et des colons du voisinage. Il fut assez heureux pour mettre la main sur un excellent cultivateur de la province de Québec, Ovide Lacoursière, de Sainte-Geneviève de Batiscan — un homme expérimenté dans la fabrication du fromage — à qui il confia toute son entreprise. Celui-ci fit un voyage dans l’Est, d’où il ramena un troupeau de vaches laitières et tous les appareils nécessaires à l’installation d’une fromagerie modèle.

Cependant, le duc de Blacas ne passa pas l’hiver sur sa ferme de Saint-Laurent, mais à Ottawa, où il fut attaché à la suite du gouverneur général, le marquis de Lorne, en qualité d’aide-de-camp d’honneur.

C’est à l’automne suivant que le comte de Simencourt décida de fonder, proche celui de son compatriote, le ranch de Lisbyville. Il était à peine installé sur son domaine que le chef provincial de la police se présenta pour… l’arrêter. Une grave accusation pesait sur lui, celle d’avoir vendu du vin aux Indiens. Le comte s’expliqua. Des Saulteux du voisinage lui avaient rendu visite ; il les avait simplement reçus selon les lois de l’hospitalité française, mais ne leur avait pas vendu de boisson. Il admit d’ailleurs qu’à la suite de cette politesse, les visiteurs augmentèrent rapidement. Le présumé coupable fut acquitté.

En février, le duc de Blacas s’embarquait pour le pays natal, avec l’intention bien arrêtée de revenir au printemps, pour surveiller les travaux de la saison. Sa réapparition au faubourg Saint-Germain fut saluée comme celle d’un héros. Les salons s’arrachèrent le hardi colon du Canada, qui avait déjà fait école dans son milieu. Et dans le tourbillon de ces réceptions mondaines, son destin prit une orienta-