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Les Abgrall demeuraient encore plus loin que nous du village, mais ils se fixèrent tout près de l’école lorsque le père devint cheminot. Les parents sont morts. À part l’aîné, tous les autres enfants ont quitté Saint-Laurent.


Une naissance et un baptême mouvementés

« Nous aimions beaucoup la famille Hervé Kerbrat, de Plabennec, venue peu de temps après nous et dont trois des fils étaient déjà au pays. Mme Kerbrat soignait les malades et tenait lieu de sage-femme. C’est elle qui, par une radieuse journée de printemps, aida à venir au monde mon jeune frère, Marcel. À cet heureux événement s’en relie dans mon souvenir un autre qui eût pu tourner au tragique. Trois jours plus tard, une épouvantable rafale de neige vint nous affoler. Par les interstices des billots dégarnis de leur mortier sans chaux, il neigeait sur maman dans son lit. Pour comble de malheur, un commencement d’incendie se déclara et ce fut presque la panique. Mais chacun sut se montrer à la hauteur des circonstances, ce qui éloigna une catastrophe. Grand-mère avait déjà pris ses dispositions pour faire sortir maman avec le bébé et les mettre à l’abri. Antoine et moi, nous nous attaquâmes aux tuyaux de poêle rougis qui avaient communiqué le feu à la légère maçonnerie autour de celui du dehors faisant office de cheminée. Marie, qui souffrait de la grippe, bondit de sa couchette et se lança bravement dans la tempête pour aller demander du secours chez les Riou. Par bonheur, le tout n’était pas encore sérieusement touché et les deux jeunes pompiers purent éteindre ce qui flambait.

« Quand papa rentra, le soir, il fut péniblement surpris. Je crois qu’au fond, il était fier de ses enfants.

« Mais il y eut un autre incident, moins grave, autour de cette naissance. Un voisin complaisant avait prêté cheval et traîneau afin de se rendre à l’église pour la cérémonie du baptême. Quand tout le monde fut installé y compris la « porteuse », Mme Dell, avec son précieux fardeau, le conducteur inexpérimenté (mon père) fit au départ un virage trop brusque. Et la carriole légère capota, déposant doucement sur la neige tout son contenu pêle-mêle — au grand effroi de la mère, de la grand-mère et des enfants, spectateurs de cette mystérieuse culbute.

« On en fut quitte pour une courte frayeur, car une fois les couvertures et les vêtements secoués, il ne resta plus de l’accident que son aspect drolatique.

***

« Le vieux Kerbrat avait conservé ses habitudes de Bretagne. Il passait quelquefois devant chez nous avec sa brouette et sa faucille, allant couper de l’herbe pour sa vache !… à la grande joie des indigènes et même de ses compatriotes. Il s’asseyait sur le plat du véhicule et nous racontait des histoires étranges, par exemple, qu’il avait déjà voyagé beaucoup plus loin que le Canada, dans un pays où il faisait beaucoup plus froid. Ah ! mais oui !… au camp de Confie, près du Mans, il avait gelé tout rond en 70… Il avait d’ailleurs fait la route à pied de Plabennec.

« L’Oblat Claude Kerbrat était l’un des fils aînés de cette belle famille. Les deux autres, travailleurs, honnêtes et patients, sont établis sur des terres du voisinage et ont eu de nombreux enfants. Cette nouvelle génération a aussi son prêtre. Une fille, Marie, est devenue Mme François Derrien, de Vancouver.

« Un autre Kerbrat, Léon, nullement apparenté à la famille précédente, arrivait de Plouguerneau et avait passé par l’École d’Agriculture de Grignon (Seine-et-Oise). Très bon horticulteur, il n’était guère à sa place à Saint-Laurent. Après un essai sur une terre à blé à Aubigny, il partit pour Detroit, où il s’occupa des jardins des richards de la ville. Il avait épousé la fille aînée des Calvez, Aline.

« La famille François Doll, de Ploudaniel, avait sa maison au village. Elle devait s’établir définitivement à Lebret, où se trouvent encore la mère et quelques-uns des enfants. Les aînés sont devenus ingénieurs agricoles et forestiers. En revenant de l’école, nous arrêtions assez souvent chez eux pour jouer un peu, avant de reprendre le chemin du sud, où nous attendaient les petits travaux routiniers : rentrer du bois, donner à manger aux cochons — nous en avions deux, féroces, qui nous faisaient peur — « attraper » la vache et la mettre dans l’étable. Elle était vagabonde et fantaisiste ; nous ne savions jamais où la trouver. Les petits Doll nous avaient bien indiqué quelques trucs pour aller plus vite en besogne. Ah ! l’imagination enfantine ! Puis on se mettait a nos devoirs d’école, en attendant l’arrivée de papa pour le souper.

« Jean-Marie Doll, frère de François, habitait au nord du village, avec sa femme et ses enfants. Il mourut le premier et sa veuve, Marie-Anne, ayant vendu la ferme, vécut quelques années à Winnipeg. Elle venait assez souvent nous voir, ma mère et moi, à Saint-Boniface. C’était alors un vrai régal de conversation bretonne. Je prenais un plaisir extrême à l’entendre. Les mots, les expressions me revenaient vite et j’y allais, moi aussi, de mon grain de sel. Cette langue si rude a d’étonnantes possibilités poétiques que je ne soupçonnais pas dans mon enfance. Mais en entendant Marie-Anne, qui avait un langage très imagé, je trouvais qu’elle parlait bien. Elle avait toujours le mot juste.

« Une autre famille, de Braspart, en Cornouaille, les Labous (Oiseau en français), habitait non loin de chez nous, plus au sud. C’était alors un jeune couple qui dansait admirablement la gavotte.

« Il y avait aussi des jeunes gens et des jeunes filles originaires des mêmes régions de Bretagne que les précédents, qui ne vivaient à Saint-Laurent que par intervalles. Jean-Marie et Louis Buors travaillaient, durant l’été, aux constructions à Winnipeg et revenaient, en hiver, faire la pêche dans le lac. D’autres, Jean-Marie Grall, François Derrien, les frè-