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visionnements divers. Hepworth avait acheté de Bonnet un bateau à voile qui servait au transport des marchandises entre Portage-la-Prairie et Saint-Laurent, avant l’arrivée du chemin de fer. Son propriétaire l’utilisait encore de temps en temps. C’était une joie pour nous d’apercevoir au loin, sur le lac, la voilure blanche. Elle nous faisait penser à notre plage de Bretagne, le Kernic. Mais les moustiques nous rappelaient bien vite à la réalité…


Les plaisirs de l’hiver et la déception de l’été avec ses moustiques

« Malgré les rigueurs du climat, j’ai aimé mon premier hiver au Canada. N’était-ce pas beau, cette neige ? N’était-ce pas amusant de s’y rouler ? On bâtissait des maisons avec des blocs de neige, comme les Esquimaux. On faisait du toboggan derrière le hangar. Entre deux corvées, on y allait d’une petite glissade. Le soir, après le souper, on se réunissait autour de la lampe. On travaillait à faire une histoire en dessinant. Tout un petit monde imaginaire naissait de nos créations. Des personnages réels s’y mêlaient : gens de Brest, de Lanhourneau, de Saint-Laurent. Nos moyens ne nous permettant pas d’acheter du papier à dessin, on se contentait de papier d’emballage. Papa nous donnait des conseils. Nous avions trois villages dont les habitants se connaissaient bien ; ils allaient les uns chez les autres pour les baptêmes, les mariages, les enterrements, les foires, les marchés et les pardons. Dans le village de Marie, il y avait beaucoup de dames à petit chien ; elle aime les bêtes. Dans celui d’Antoine vivaient des types bizarres, genre Fanch Coz et papa Kerbrat, dont il aimait les cocasseries. Chez moi, il y avait beaucoup de marins et de femmes de marins. Suzanne, qui n’avait que trois ans, jouait surtout avec le chat « Monte ». Grand-mère et maman tricotaient. Nous étions heureux parce que nous étions ensemble.

« Plus tard, lorsque le printemps est venu combler les fossés d’eau et de glace, nous avions une patinoire devant la maison. Faute de patins, on glissait. Puis sont venues les premières feuilles, les premières fleurs. Tout autour du puits, il y avait des violettes, de vraies violettes des champs. Nous en tressions de petits bouquets pour notre modeste intérieur. Les oiseaux revenaient de leur long voyage dans le sud : les corneilles, les rouges-gorges, les martinets… Il faisait bon, il faisait beau. Le soleil chantait, les carreaux des fenêtres avaient fini de ruisseler, la maison de dégeler. Nous pensions déjà aux plaisirs que l’été allait nous apporter : pique-niques, baignades, cueilettes de fruits, etc. Nous étions fous, transportés de joie.

« Ouais !… Quand l’été fut arrivé, cruelle déception ! Nous ne pouvions sortir sans revenir la figure boursouflée, méconnaissable poursuivis par un vol bourdonnant de ces sales bestioles, les moustiques. Grand-mère, papa et maman, la tête entourée d’un filet, avaient assez à faire avec le jardin potager et ne s’occupaient guère du nôtre, au début si plein de promesses. Bientôt l’herbe, envahissant nos fleurs, nos melons, nos radis, acheva de nous décourager. J’acceptais l’hiver, le froid, la neige ; mais les moustiques, jamais !… Alors je commençai à réfléchir. Mère Anselma avait raison. Elle encourageait mes parents à quitter Saint-Laurent, mais pour d’autres motifs. Cette sainte et digne femme avait compris que papa pouvait trouver du travail en ville et nous faire vivre convenablement, tandis qu’à Saint-Laurent…

« Nous l’avons quitté en mai 1909 pour venir à Saint-Boniface. Sauf quelques voyages en France et à travers le Canada, nous n’avons pas bougé d’ici depuis plus d’un demi-siècle ! Je ne regrette pas, pour ma part, cet apprentissage des deux premières années, si ce n’est quand je pense à grand-mère et à papa partis trop tôt tous les deux, au moment où nous aurions pu adoucir leurs jours. Mais n’est-ce pas une loi inexorable dans tous les pays neufs ? Les premiers venus ont à surmonter parfois de graves obstacles pour s’adapter au climat, aux méthodes différentes de travail. Et plus tard, les enfants recueillent les fruits du labeur, des souffrances physiques et morales des parents. »


Le « boom » de Saint-Laurent et le projet avorté de Ville d’Eau

Peu après le départ de la famille Le Goff, il y eut un « boom » à Saint-Laurent. Grâce à l’afflux de la population agricole sur les terres environnantes, le village grossissait peu à peu et eut même l’ambition de s’élever au statut de ville. Avec sa position privilégiée sur le splendide lac Manitoba, pourquoi n’en ferait-on pas une plage à la mode pour les citadins, capable de rivaliser avec Grand Beach et Winnipeg Beach ? Un juif du nom de Serkau lança l’idée, qui fut accueillie avec enthousiasme. On devait creuser un canal reliant le lac à la gare : ingénieux moyen de remédier au piteux état des routes. Les promenades en bateau seraient l’une des attractions principales. Non loin de la grève admirable qui attirerait les baigneurs, les Sœurs Franciscaines se proposaient de construire un sanatorium. Bref. Saint-Laurent était en passe de devenir une ville fameuse et prospère. Déjà la population manifestait une certaine effervescence. La spéculation était amorcée, les prix des terrains montaient, et l’on vit surgir les premiers chalets.

Mais les hautes autorités ferroviaires, estimant que les deux plages du lac Winnipeg suffisaient pour le moment, refusèrent leur appui à l’affaire. De plus, les Sœurs Franciscaines durent céder le pas aux Sœurs Grises, dont le projet de sanatorium à Saint-Vital avait droit de priorité. Les menaces de guerre qui suivirent la crise de 1913 achevèrent de rejeter dans l’oubli le rêve de Saint-Laurent-les-Bains.

Avec l’ère des bonnes routes, un nouveau « boom » ne serait pas impossible, à un endroit