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Chapitre V


La première grande exploration agricole selon le plan Agostini-Molinari — Fanny-Lux-La Borderie — Le comte Henri de la Borderie et le vicomte de Saint-Exupéry — Neveux d’Ozanam et de Veuillot — Un centre de vie française actif qui disparaît avec la mort du chef — Trois curés français : les abbés Jolys, Noret et Macaire — Un Parisien qui parle métis


Il s’était fait pas mal de publicité autour des deux gentlemen-farmers de Saint-Laurent. Plusieurs compatriotes appartenant plus ou moins au même rang social vinrent flairer le terrain et firent pour la plupart demi-tour, faute de courage ou de fonds suffisants pour risquer l’entreprise. Nous dirons plus loin quel fut le sort de Raymond de Jouvenel dans la région de Qu’Appelle. Le jeune noble breton dont Paris-Canada annonçait le départ en 1884, nous l’avons vu recevant ses compatriotes du Damara à la gare d’Otterburne. Quelques mois après, il rentrait en France pour une période d’instruction militaire. Le correspondant du Manitoba, qui n’était autre que l’abbé Jolys, écrivait à ce propos : « M. de Kéruzec est tellement enchanté du pays que non seulement il reviendra au printemps, mais il amènera avec lui un de ses frères. M. de Kéruzec, en homme intelligent, au lieu de se laisser aller aux impressions que l’on éprouve en arrivant dans un pays, a voulu étudier le nôtre avant de le juger. C’est pourquoi il s’est placé dans une campagne pour en suivre les opérations agricoles et leurs résultats jusque dans leurs moindres détails. Les émigrants du genre de M. de Kéruzec sont précisément ceux que nous désirons. »

Le vicomte Charles de Bouthillier, l’un des excursionnistes du Damara, à son retour de Vancouver, fixe sa résidence à Winnipeg et passera, lui aussi, dix mois au Manitoba. Ayant vécu assez longtemps sous les tropiques, il redoute un peu le climat de l’Ouest ; mais après avoir participé, comme les habitants, aux travaux des diverses saisons, il est complètement rassuré.

Cependant, Henri de Kéruzec, l’émigrant idéal, ne donnera pas suite à son projet. Le vicomte de Bouthillier achètera finalement une propriété dans la province de Québec et épousera une Canadienne française de Montréal. Le Brice de Kérouatz, Gaston de la Boissière et François de la Bigne, venus au Manitoba avec l’intention de s’y établir, semblent n’avoir fait qu’y passer.


La première grande exploration agricole selon le plan Agostini-Molinari

Les deux pionniers de Saint-Laurent avaient fondé de pures entreprises privées, dont ils étaient les seuls maîtres. La première grande exploitation agricole groupant plusieurs actionnaires, selon le plan Agostini-Molinari, prit naissance à une quarantaine de milles au sud de Winnipeg, dans la paroisse d’un curé français plein de zèle pour la colonisation. Elle fut aussi l’œuvre de Parisiens.

En 1876 arrivait dans l’Ouest le jeune abbé Jean-Marie Jolys, né à Muzillac (Morbihan) en 1854. Il voulait se consacrer aux missions du Mackenzie et fut ordonné prêtre l’année suivante, au lac La-Biche, par Mgr Faraud. Mais la maladie l’obligea bientôt à se replier sur le Manitoba, d’un climat moins rigoureux. Curé fondateur de la paroisse de Saint-Pierre, destinée à devenir l’une des plus importantes du diocèse, il sera, avec le P. Lacombe, l’un des premiers prêtres à s’occuper de colonisation dans l’Ouest.

La région de la Rivière-aux-Rats, comme on la désignait alors, était de temps immémorial un lieu d’hivernement pour les familles de Saint-Norbert et de Saint-Vital. À la fin de chaque automne, elles venaient, avec leurs chevaux et leurs bêtes à cornes, y passer la période des gros froids, dans des cabanes à l’abri sous les bois de chênes, où la vesce sauvage grimpait à toutes les branches et où le foin était en abondance. Dans les ormes qui poussaient aux pointes de la rivière, les rouliers taillaient les moyeux et les jantes de roue de leurs fameuses charrettes. La population ne comprenait au début que quarante-six familles, mais allait s’accroître rapidement.


Fanny-Lux-La Borderie

C’est en 1887 que se fonda cet « établissement assez étrange », selon l’expression de l’abbé Jolys, qui raconte dans ses Pages de souvenirs et d’histoire :

« Une duchesse (comtesse) de France avait eu pour dame de compagnie une Russe d’origine juive qui, dit-on, s’était convertie au catholicisme ; elle était parente d’un certain abbé, juif aussi d’origine et aumônier de la duchesse. La vieille dame ne jurait que par sa dame de compagnie et par son aumônier. La juive russe portait le nom de Fanny R. Elle mourut et fut tout de suite canonisée par sa maîtresse. Mme la duchesse se plaisait à redire les pensées et les aphorismes de son ancienne compagne. Mais voilà bien autre chose : Fanny R. apparaît à son ancienne maîtresse et lui dit