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que pour faire la volonté de Dieu, il faut qu’elle fonde au Canada une paroisse catholique. L’aumônier, qui avait réussi déjà à placer toute sa famille sous la protection et la pluie de bienfaits de Mme la duchesse, l’aumônier, dis-je, favorise le projet de cet établissement outremer et se met en quête de trouver les hommes qui dirigeront les travaux là-bas et mèneront les choses à bonne fin.

« L’abbé, par ses relations, a bien vite trouvé deux gentilshommes de vieille roche, très braves gens d’ailleurs : M. le vicomte de Saint-Exupéry et M. de La Borderie, et il les envoie fonder l’établissement réclamé par la morte et qui, en souvenir d’elle, doit porter le nom de « Fanny-Lux ». »

Par l’intermédiaire de l’abbé Jolys, une immense prairie fut achetée à la Rivière-aux-Rats. Le narrateur poursuit :

« On y construisait une vaste maison qui pouvait devenir un vrai phalanstère, de vastes dépendances, et déjà une douzaine d’hommes, que l’abbé aumônier avait été chercher un peu partout dans les environs de Paris, particulièrement à Argenteuil, étaient rendus sur place.

« On établit bientôt une beurrerie et ce fut vraiment une grande aide pour les quelques familles qui se trouvaient à proximité. Au bout de deux ans, l’entente cessa entre l’abbé aumônier et les directeurs de « Fanny-Lux » ; l’association prit fin et « Fanny-Lux » avait vécu. La duchesse fonda ensuite des fermes à six milles de Starbuck et donna à l’endroit le nom de « Fannystelle », toujours en souvenir de Fanny R. »

Le curé de Saint-Pierre continue avec son franc-parler :

« Un argent fou fut dépensé bêtement dans ces deux projets d’établissement ; la paroisse de Fannystelle y gagna une toute petite chapelle et un modeste presbytère… Je n’ai pas à dire qu’à la mort de la duchesse, la famille contesta à l’abbé juif un legs d’un million un quart et qu’elle crut bon de transiger pour la moitié. Mais quelques années après, l’ex-aumônier disparut à la suite d’une affaire de captation et la police de France n’a pas encore pu mettre la main dessus.

« Fanny-Lux prit le nom de La Borderie. On y fit un peu de tout, même une société anonyme exploita un certain temps une usine de lait condensé. Le tout fut vendu. La Borderie prit le nom de La Rochelle. L’établissement changea de mains une seconde fois et brûla. Ce fut la fin. »


Le comte Henri de la Borderie et le vicomte de Saint-Exupéry

Nous avons tenu à citer au long ce témoignage de l’abbé Jolys, auquel un autre son de cloche fera plus loin contrepoids. On aura noté le ton persifleur avec lequel le curé de Saint-Pierre parle de l’entreprise malheureuse de Fanny-Lux. Il faut reconnaître qu’elle eut sa période de prospérité. Son grand animateur le comte Henri de La Borderie, d’un physique imposant, n’avait peut-être pas toutes les qualités requises pour diriger une affaire de cette envergure ; mais il était sérieux, travailleur, et mourut à la peine. Le vicomte de Saint-Exupéry, son lieutenant, était un personnage en vue dans le monde catholique et monarchiste.

Pendant une douzaine d’années, ce petit coin du Manitoba fut un centre de vie française actif et pittoresque. Les premiers que nous trouvons attachés à l’entreprise comme actionnaires ou employés, à côté des deux chefs, sont : l’ingénieur Gabriel Henry, que rejoindront plus tard ses frères, Louis et René ; Amédée de Linarès, grand et mince, père du brillant officier qui se distinguera plus tard dans la campagne de la Libération et en Indochine ; Guillaume de Magallon, dont la famille en France possède encore 50 acres à Saint-Malo ; Maurice Lion, fils de banquier ; Gérard Lefebvre-Pontalis, fils ou neveu de l’homme politique et publiciste du même nom ; Gaston Guenebault, dont le père est rédacteur en chef d’un journal monarchiste de Brest ; de Menonville, Forest, Baron.

Au début, tout ce monde habite le « phalanstère », qui est une confortable gentilhommière, d’abord tenue par les époux Jean-Pierre Collard, venus des Ardennes. Tous les visiteurs y sont reçus royalement, au nom de la compagnie.

Après un séjour de six ou sept mois à Fanny-Lux, La Borderie, passé en France, y fait un grand éloge des Canadiens et des Métis français, dont il vante les qualités sociales. Il conseille à ses amis et compatriotes d’imiter son exemple et de chercher un palliatif à la détresse de l’agriculture en France en allant reconstituer dans ces contrées vierges et libres la propriété française.

Au printemps, la colonie reçoit une recrue de choix dans la personne de Gabriel Durnerin, ingénieur, de Sainte-Amélie, près Bordeaux, l’un des propriétaires du célèbre vignoble « Château de Costes ». Venu avec sa femme, six enfants et une gouvernante, il amène aussi deux familles de paysans du Lot. Il a acheté un millier d’acres à Saint-Pierre. André Lafon, ancien zouave pontifical, fils du peintre parisien du même nom, arrive aussi dans le même temps.

***

Trois ans après la fondation, malgré le retrait des capitaux du chanoine Rosenberg, représentant de la comtesse d’Albuféra, l’établissement de la Rivière-aux-Rats est en pleine prospérité. L’installation de la beurrerie est supérieure à toutes celles du genre au pays. L’un des associés, Gabriel Henry, ingénieur de l’École centrale de Paris, a inventé plusieurs dispositifs très ingénieux permettant une fabrication rapide et perfectionnée, réduisant la main-d’œuvre au minimum. La ferme La Borderie et celles du voisinage fournissent le lait en abondance. Le beurre La Borderie et Cie va devenir fameux et remporter des prix aux expositions jusqu’en Jamaïque. On l’exporte au Japon, au Brésil, en Australie. En 1891, on a plus que doublé la production.