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Il y a du remue-ménage, cette année-là dans le centre français de La Borderie. L’un des gros propriétaires terriens, le vicomte de La Barre de Nanteuil, est venu en plein hiver passer quelques jours sur sa ferme. Il avait pour compagnon de voyage M. de la Houpilière. En route, les deux nemrods ont fait un crochet vers la région de Berthier-Joliette, pour y chasser le gros gibier. Le vicomte est reparti dare-dare et l’autre reste à faire son apprentissage de gentleman-farmer. La Borderie, bon recruteur de nouveaux colons, amène de Paris le comte de la Forrest-Divonne et le vicomte de Castellane ; le premier seul restera quelque temps au Manitoba. L’ingénieur Gabriel Henry va épouser à Colombes (Seine) Marie-Thérèse Brullé et revient immédiatement avec sa jeune femme.

Grâce à l’initiative de l’abbé Jolys, une chapelle a été construite dans le voisinage et l’établissement La Borderie forme en quelque sorte la porte d’entrée de la nouvelle paroisse de Saint-Malo, en venant de Saint-Pierre. Un visiteur de l’époque communique ses impressions au Manitoba :

« Le « rang » de Saint-Malo offre un joli coup d’œil. La route est belle, les maisons sont très rapprochées. Au loin, la chapelle domine tout par sa position élevée ; elle semble protéger la paroisse en la couvrant de son égide. Du presbytère, on aperçoit presque toutes les maisons de la paroisse ; mes regards s’étendent sur une plaine sans limite où je distingue d’une part Dufrost, sur le C.P.R., et ailleurs les établissements qui avoisinent Arnaud. La rivière aux Rats coupe en deux la petite montagne de Saint-Malo, ce qui forme des côtes très escarpées ; à un endroit, il y a des rapides qui augmentent la force du courant et font bouillonner une eau fraîche et limpide. »

La chapelle à peine ouverte, Amédée de Linarès prend possession de l’harmonium et forme un chœur de chant dont Forest, Baron et Guenebault sont les voix principales. Alexandre Larivière, de Saint-Boniface, parlait avec enthousiasme de la première messe de minuit, à laquelle il avait assisté.


Neveux d’Ozanam et de Veuillot

L’École d’Agriculture de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, sur le Saint-Laurent, comptait alors parmi ses élèves, François Ozanam et James Forstall, tous deux neveux de Frédéric Ozanam et de Louis Veuillot. Leur cours terminé, ils se dirigèrent vers Saint-Malo, où devaient les rejoindre plus tard Georges Forstall, Frédéric et Maurice Ozanam.

Dans le même temps, Solange de La Borderie venait rendre visite à son père. Elle était accompagnée de son oncle, le capitaine André Dubois des Termes, du 7e Chasseurs, à Vendôme (Loir-et-Cher). À cette occasion, il y eut fête champêtre et dîner sous les arbres. Quelques anciens de Winnipeg et de Saint-Boniface évoquent encore la richesse du menu et l’éclat joyeux des bouchons de bouteilles de champagne dans l’air parfumé de verdure.

Les Durnerin, mécontents de leur sort, sont partis au bout de deux ans pour Saint-Paul et Chicago. Les époux J. Moussu ont regagné la France ; d’autres les imiteront. Le jeune Édouard Delpit, neveu du romancier et auteur dramatique Albert Delpit, a été placé dans la famille de Georges Caron, brave cultivateur canadien-français de Saint-Charles, près Winnipeg. À la suite d’une fredaine, il se réfugie à La Borderie, où il ne fait qu’un bref séjour. À Québec, Delpit deviendra secrétaire du lieutenant-gouverneur. À Montréal, il se lancera dans le journalisme et son mariage avec Jeanne Côté donnera lieu à un procès demeuré fameux dans les annales judiciaires.

Les autres jeunes tiennent bon. Les frères Forstall, qui ont entrepris les premiers l’élevage des moutons dans cette région de l’Ouest, construisent une vaste bergerie et comptent réussir, le sol étant propice à l’industrie et le foin particulièrement nutritif. Pour remédier au problème de l’approvisionnement d’eau, ils n’hésitent pas à faire creuser un puits artésien. Ces précurseurs songent déjà à l’élevage des renards argentés.

François Ozanam épouse Marie-Rose Champagne, de Saint-Malo. C’est une célébration entre jeunes, pleine d’entrain. Au dessert, Gaston Guenebault porte aux mariés un toast en vers ! Deux ans plus tard, James Forstall unira sa destinée à celle de Florine Bertrand, de Winnipeg, ce qui le fera entrer dans les familles Prud’homme et Dubuc, de Saint-Boniface. Le comte de La Borderie sera le témoin du marié et les nouveaux époux feront leur voyage de noces à la côte du Pacifique.

À l’automne 1893, le professeur R. Lezé, de l’École d’Agriculture de Grignon, directeur du journal La Laiterie, profite de son voyage aux États-Unis comme délégué du ministère de l’agriculture à l’Exposition de Chicago pour visiter l’établissement de Saint-Malo. Au printemps suivant, La Borderie se rend en France pour obtenir le capital nécessaire à la mise en train de la manufacture de lait condensé.


Un centre de vie française actif qui disparaît avec la mort du chef

Cependant, le vicomte de Saint-Exupéry, attaché à l’entreprise depuis le début, est retourné dans son pays pour toujours, sans doute rappelé par l’état de santé de sa femme, qui mourait un an plus tard. Les affaires de la beurrerie et de la fabrique de lait condensé semblent toujours prospères. On signale que dans l’espace d’un mois, en 1895, l’établissement a vendu à Winnipeg 10.000 livres de beurre en boîtes de conserve, à 15 cents la livre, (ce qui est tout de même un prix très faible, même pour l’époque), et expédié un wagon de lait condensé à une maison de Chicago. L’un des associés, Thomas, fera bientôt un voyage en Colombie-Britannique, pour trouver de nouveaux débouchés aux produits de la manufacture.