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Mais l’énergie dépensée par La Borderie à la direction de son affaire finit par avoir raison de ses forces physiques. Depuis quelque temps, son activité était visiblement au ralenti. Transporté d’urgence à un hôpital de Winnipeg, il y succombait quatre jours plus tard, le 1er octobre 1899, à la suite d’une intervention chirurgicale jugée indispensable. Ce membre éminent et très sympathique de la colonie française, qui avait passé plus de douze années au Manitoba, fut vivement regretté de la population. L’abbé Jolys, curé de Saint-Pierre, célébra l’office funèbre à la cathédrale de Saint-Boniface. Toutes les notabilités canadiennes-françaises se firent un devoir d’y assister.

Sa disparition marqua virtuellement la fin du centre agricole et industriel auquel il s’était voué tout entier. De l’établissement du siècle dernier il reste encore les fondations calcinées. Mais les anciens de la région gardent un souvenir affectueux des Français qui furent leur providence à une époque où l’argent était si rare.

Presque tous ces ouvriers de la première heure rentrèrent dans leur patrie. Trois des plus jeunes, cependant, devaient finir leurs jours à Saint-Boniface. James Forstall s’y fit construire une grande et confortable demeure. Il resta toujours le bon garçon joyeux, aimant à discourir, et vécut jusqu’en 1943. François Ozanam, très modeste, ne faisait nul étalage de son instruction qui était solide. Il ne se confiait pas à n’importe qui, mais montrait une ferme constance dans ses amitiés. Gaston Guenebault, le dernier survivant du trio, mourut nonagénaire en 1954, ce qui représentait plus de soixante ans au Manitoba. Il persista à cultiver les muses, versificateur d’alexandrins plus orthodoxes que hautement inspirés, et rappelait volontiers ses souvenirs de Fanny-Lux et de La Borderie.


Trois curés français :
les abbés Jolys, Noret et Macaire

La débâcle de l’entreprise et de la colonie consommée, les curés français vont se maintenir pendant plus d’un quart de siècle dans ce coin du Manitoba.

Le nom de Saint-Malo donné à la paroisse ne se rattache pas au célèbre port de Bretagne, mais vient du premier défricheur de l’endroit qui s’appelait Louis Malo. Le dimanche, lorsqu’il venait à la messe en charrette à bœufs, avec sa nombreuse famille, des co-paroissiens de Saint-Pierre avaient l’habitude de lui demander en plaisantant : « Et puis, est-ce que ça va bien à Saint-Malo ?… » Et c’est ainsi que le nouveau centre se trouva baptisé. Le premier curé, l’abbé Alphonse Larivière, fils du député et futur sénateur, n’y demeura que trois années.

L’abbé A. Noret était un jeune prêtre de 27 ans lorsque lui fut confiée, en 1895, la paroisse de Saint-Malo. Exceptionnellement doué, comme son confrère et voisin de Saint-Pierre, il avait quitté son diocèse d’Orléans poussé par un désir irrésistible d’apostolat en pays de missions. À Saint-Malo, tout était à faire. L’école avait dû fermer ses portes, les fonds manquant pour la soutenir. Le curé aménagea une grainerie en local scolaire et y fit lui-même la classe. Pour accomplir un vœu fait au temps de ses études, il construisit de ses mains, dans un site charmant et pittoresque, une grotte de Lourdes qui s’enrichit plus tard d’une chapelle et fut l’origine d’un pèlerinage régional. Il fut aussi l’architecte-entrepreneur de l’église, dirigeant le travail de ses paroissiens mus en charpentiers, ciselant lui-même de magnifiques autels — véritables chefs-d’œuvre d’un artisan qui n’avait pour outil que son couteau. L’abbé Noret fut assez heureux pour obtenir l’installation dans sa paroisse des Filles de la Croix de Saint-André, nouvellement arrivées de France, qui y ouvrirent un pensionnat, tout en tenant l’école publique.

Sous un extérieur de gaieté et de bel entrain — il était même poète-chansonnier à ses heures — le jeune curé Noret cachait des goûts austères et menait l’existence d’un moine. Dans sa chambre, pas trace de couchette pour le repos nocturne. Sa journée finie, il ouvrait un tiroir placé sous une grande bibliothèque — sorte de cercueil au fond duquel se trouvait un très mince matelas et quelques couvertures. Au matin, le faux lit réintégrait sa cachette. Un moment, le pasteur de Saint-Malo se crut, en fait, appelé à la vie recluse. À la Trappe de Saint-Norbert, où il se présenta comme postulant, on le soumit aux épreuves d’usage. Après une dure journée passée à abattre des arbres, une autre à faire des charrois et la troisième à labourer, le jeune prêtre fourbu dut admettre que le rôle de trappiste ne lui convenait pas et revint dans sa paroisse. À la suite d’un voyage en France, vaincu par la nostalgie, il quitta pour toujours le Manitoba et son cher Saint-Malo où il s’était dévoué pendant dix-sept ans.

Son successeur, l’abbé Isidore Macaire, du diocèse de Versailles, vécut vingt-quatre années dans la paroisse. Spirituel et caustique, il avait son franc-parler, même avec ses supérieurs. Au début de son ministère dans l’Ouest, desservant un petit point isolé qui lui laissait beaucoup de loisirs, il avait coutume de venir fréquemment à l’archevêché. Mgr Langevin lui en fit la remarque :

— Enfin, M. le curé, que faites-vous donc constamment ici ? On vous y voit presque tous les jours !…

— Ce que je fais, Monseigneur, mais c’est bien simple : je garde la résidence épiscopale quand Votre Grandeur n’y est point…

C’était une allusion directe aux absences fréquentes de l’archevêque ; mais comme ce dernier avait lui-même la repartie assez vive, de telles réponses ne le froissaient pas. Il se contenta de lui dire en martelant les mots : « Allez-vous-en !… »

L’abbé Macaire était un curé à l’esprit colonisateur, donnant l’exemple de la culture à ses ouailles. Il eut sa terre à Saint-Malo. Venu avec l’intention d’y vivre et d’y mourir, lorsque la maladie le terrassa, c’est le cœur brisé