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qu’il s’éloigna, ne consentant à se laisser conduire à l’hôpital qu’à la dernière extrémité.

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L’abbé Jolys, venu le premier, fondateur de Saint-Pierre et de Saint-Malo, demeura au poste le dernier, puisqu’il mourut le 14 juin 1926, à près de 82 ans. Rivé à la tâche pendant cinquante ans, il eut la consolation de voir deux paroisses grandir et prospérer là où, à son arrivée, c’était le désert. De son vivant, Saint-Pierre fut doté de toutes les institutions scolaires, civiles et agricoles propres à en faire un centre régional modèle. L’abbé Jolys avait le don de s’adapter à tous les milieux. Il partagea la vie primitive des premiers habitants, qu’il décrivit dans des pages colorées. Les Métis, alors de tempérament nomade, ne pouvaient se fixer nulle part ; mais ceux de Saint-Pierre demeuraient presque tous sur leurs terres. Quand on lui demandait comment il s’y était pris pour les garder, le curé Jolys répondait : « C’est bien simple : je les ai traités comme des hommes… »

Ce vrai curé de campagne, qui savait si bien se mettre à la portée de ses ouailles les plus humbles, était un fin lettré. La lecture absorbait la plus grande partie de ses loisirs : il possédait une vaste bibliothèque, très riche et très variée. Ce Breton, demeuré profondément attaché à son pays natal, aimait passionnément sa patrie d’adoption et défendait avec chaleur ses intérêts. Contre le journaliste Jules Paul Tardivel, qui s’obstina à combattre l’émigration de la province de Québec vers l’Ouest et s’en prenait au travail des missionnaires colonisateurs, l’abbé Jolys prit hautement la défense de ces derniers :

« Le missionnaire est naturellement colonisateur, écrivait-il en 1886 dans Le Courrier du Canada (Québec) : qu’on lise l’histoire du Canada et l’on sera convaincu que ce sont les missionnaires qui ont colonisé la vallée du Saint-Laurent… Si la province de Québec avait compris son devoir il y a quinze ans, aujourd’hui le Manitoba serait une province canadienne (française), et pour cela, il n’était pas besoin de dépeupler la province de Québec. Il suffisait de diriger vers ces terres fertiles de la Rivière-Rouge une partie des familles que l’on envoyait s’épuiser quelquefois sur des terres ingrates… »


Un Parisien qui parle métis

Parmi les Français que l’on trouve aujourd’hui à Saint-Pierre, citons le Lyonnais Pierre Martel, venu dans les premières années du siècle et qui a épousé une Canadienne française. Aline, Léon et Abel Eliet, de Fourmies (Nord), après avoir fait de la culture à Haywood et l’élevage des renards argentés à Otterburne, se sont retirés au village de Saint-Pierre. Abel y est décédé en 1954.

Albert Breton, né à Monterblanc (Morbihan) et arrivé au Canada en 1903, s’était d’abord fixé en Saskatchewan, avant de s’établir définitivement à Saint-Malo. Il y est mort en 1956, laissant sa femme, née Marie Legal, et huit enfants.

C’est à Saint-Pierre que débuta, il y a cinquante ans, un Parisien d’origine, Léon-Henri Compain. En travaillant sur des fermes de la région, il sentit vite le handicap que représentait sa manière de s’exprimer. S’il comprenait parfaitement les Métis, ceux-ci devaient toujours le faire répéter quand il s’adressait à eux. Le Parisien trouva une solution radicale ; il adopta de plain-pied l’accent et le vocabulaire de ses amis. Un jour qu’il discutait avec un cultivateur canadien-français de conditions d’embauchage et glissait un mot de ses antécédents, il entendit la maîtresse de maison qui, dans la cuisine, disait à sa fille : « En voilà un fameux menteur !… Il veut faire croire à ton père qu’il vient de France. Bien facile à voir pourtant qu’il est Métis !… » Le nouvel engagé eut donc beaucoup de peine à faire reconnaître sa véritable origine. On notait bien que, dans les soirées entre voisins, il chantait comme un vrai Français, mais ce n’était pas une preuve suffisante. Seules les lettres reçues régulièrement de sa famille de Paris finirent par convaincre les incrédules.

Élevé sur la ferme de son grand-père, dans le Rhône, le jeune Compain y avait pris le goût de la vie rurale. Le rite périodique de l’abattage et de la préparation du porc pour la consommation familiale l’avait surtout passionné et fait germer en lui une vocation de boucher. Il devait y trouver sa voie au Manitoba, d’abord à St-Jean-Baptiste, puis à Starbuck et à Somerset. La dépression rendant le métier difficile à la campagne, il gagna la ville. Depuis quelques années, son occupation consiste à débiter les quartiers de viande aux cuisines de l’École Normale, à Winnipeg, travail pour lequel il se trouve hautement qualifié. Ayant épousé une Franco-Américaine qui lui a donné cinq enfants, dont deux sont déjà mariés, l’ex-Parisien Léon-Henri Compain éprouve la douce satisfaction d’avoir mené une vie bien remplie et heureuse.[1]

  1. Abbé J.-M Jolys. Pages de Souvenirs et d’Histoire, 1914.

    En collaboration. Saint-Malo, paroisse manitobaine, Saint-Boniface, 1940.

    Précisions données par MM. de la Giclais, Alexandre Larivière, Pierre Chabalier, Hector Bergevin.