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Chapitre VI


Le Savoyard Pierre Curtaz — L’universitaire Eugène de Margerie, et Louis de Cathelineau, sous la tutelle de Théophile Paré — Lorette et son « Club des Vieux Garçons » — Sainte-Geneviève et Thibaultville — Henri d’Hellencourt, colon amateur, tribun et journaliste — De Chamonix à La Broquerie — Le Normand René Mignot, le dernier des coureurs de bois


Avant même le courant de colonisation vers Saint-Pierre et Saint-Malo, quelques Français isolés étaient apparus au nord et à l’est de cette région. Le premier fut Pierre Curtaz, un Savoyard, qui vécut à Sainte-Anne-des-Chênes pendant plus de quarante ans et y éleva une nombreuse famille. Son arrivée date d’environ 1870, mais il avait d’abord séjourné aux États-Unis.


Le Savoyard Pierre Curtaz

Son histoire ressemble étonnamment à celle de Claude-Nicolas Mouard. Né en 1827 à la Chapelle d’Abondance (Haute-Savoie), le jeune Curtaz était entré dans l’Institut des Frères de la Sainte-Famille, de Belley (Ain). À la demande de l’évêque français de Saint-Paul (Minnesota), quatre membres de cette communauté enseignante furent envoyés dans son diocèse. Curtaz, sous le nom de Frère Timothée, était l’un d’eux. Avec un compagnon il fut assigné à la mission de l’abbé Belcourt à Saint-Joseph de Walhalla, sur la frontière manitobaine. La mort de l’évêque entraîna des difficultés. Le supérieur rappela ses sujets mais deux seulement rentrèrent en France. Curtaz et un autre quittèrent la communauté

En somme, sa fonction auprès de l’abbé Belcourt semble avoir été celle de domestique, et le missionnaire passait pour un homme de caractère plutôt difficile. Le Savoyard accompagnait les chasseurs de bisons à la place du prêtre. Au musée historique de Saint-Boniface on conserve un vieux livre de prières en saulteux qu’il utilisait en ces circonstances.

Le 11 juin 1861, dans la cathédrale de la Rivière-Rouge, Pierre Curtaz contractait mariage avec une jeune Métisse de 16 ans, Caroline Hénault. Les deux époux vécurent une dizaine d’années à Saint-Joseph, où naquirent leurs cinq premiers enfants. Caroline ne s’y plaisait guère, surtout à cause des absences fréquentes de son mari. Elle réussit à l’emmener à Saint-Vital, où habitait sa famille, puis à Sainte-Anne-des-Chênes, pour un établissement définitif.

Dans toute la région, Curtaz est demeuré un personnage quasi-légendaire. Féru de discipline et d’autorité, il s’était vu décerner avec satisfaction le poste de « bailli », ou policier, qu’il remplissait avec une rare conscience. Sacristain de la paroisse, il voyait aussi à l’ordre dans l’église et se montrait d’une sévérité que les Métis trouvaient parfois excessive. Pierre Curtaz a laissé la réputation d’un homme juste, d’une grande ponctualité et d’un zèle constant pour tout ce qui avait trait aux choses de l’église. Excellent charpentier en même temps que cultivateur, il avait construit, entre autres bâtiments, la chapelle de Fort-Alexandre.

Décédé en 1913, à l’âge de 86 ans, l’ancien émigré de la Savoie laissait une large postérité. Ses treize enfants, en majorité des filles, se marièrent à Sainte-Anne et dans les environs.


L’universitaire Eugène de Margerie, et Louis de Cathelineau, sous la tutelle de Théophile Paré

À l’automne de 1885, le comte de Bréda choisit de se fixer autour de Sainte-Anne-des-Chênes. Nous le voyons, accompagné de deux amis, se rendre à la rivière Tête-Ouverte pour y chasser l’orignal. Au printemps, le comte renonce à ses projets de culture et rentre dans son pays.

Un autre jeune Français, Eugène de Margerie, venu dans l’Ouest pour raison de santé, est frappé par la richesse des pâturages de la même région. C’est un intellectuel au physique frêle et délicat. Fils d’Amédée de Margerie, doyen de la faculté des lettres de l’Université catholique de Lille, il a été professeur de littérature à la même faculté et a fait la critique littéraire à L’Univers. Théophile Paré, notable très estimé de l’endroit — ancien instituteur, futur député provincial et futur prêtre après la mort de sa femme — l’invite à passer l’hiver chez lui. Le Français pourra ainsi savoir si le climat lui convient. L’épreuve est satisfaisante et au printemps, Eugène de Margerie fait l’acquisition de la propriété Jean Flamand, qui deviendra la ferme Sainte-Amélie.

De son côté, Louis de Cathelineau, depuis quelque temps à Fannystelle, achète la terre de Flamand jeune à Giroux : mais il n’en tirera guère profit, se contentant de travailler sur la ferme de Jean-Baptiste Desautels, un pionnier dont l’occupation principale est le transport du courrier. À l’opposé d’Eugène de Margerie, c’est au physique un colosse, dont le moral néanmoins est parfois chancelant. Mme de Cathelineau, mère, et sa sœur, Mlle de Servigny, viendront passer deux mois avec lui, pour l’affermir dans sa vocation agricole.