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Après avoir construit une jolie maison, le propriétaire de la ferme Sainte-Amélie épouse Bélona Généreux, fille d’Alfred Généreux. Il engloutit $20,000 dans une bergerie qui a les apparences d’un château.

Les deux jeunes Français, placés sous la tutelle du sage Théophile Paré, lui causèrent bien des tracas. Ils avaient trop de ressources liquides disponibles, sans l’expérience voulue pour en disposer de manière profitable. Leur protecteur dut recommander aux familles de cesser tout envoi de fonds. Eugène de Margerie, avant tout lettré et profondément religieux, mais d’esprit peu pratique, ne se trouvait guère à sa place à la tête d’une exploitation agricole. Sa femme, qui n’avait fréquenté que la petite école locale, était une maîtresse de maison accomplie, très habile en cuisine et en couture. Les Margerie ont fait souche dans l’Ouest. Leurs trois filles se sont mariées au Manitoba. Leur fils, Antonio de Margerie, suivant la tradition familiale, s’est voué à l’enseignement et jouit d’une haute estime comme l’un des chefs du groupe franco-canadien de la Saskatchewan.

Quant à Louis de Cathelineau, bel homme et très intelligent, il ne rappelait que de loin son ancêtre, le « saint d’Anjou ». Selon le mot de Sœur Saint-Théophile, des Sœurs Grises de Saint-Boniface, fille de M. Paré, il était « presque indésirable ». Au cours d’une discussion d’affaires, parlant de Mlle de Servigny, il laissa échapper une expression malheureuse « la peau de ma vieille tante », qui fit bondir d’indignation M. Paré. « Vous êtes un cynique, prononça-t-il dignement. La porte, mon ami !… »

Le gentilhomme angevin resta peu de temps au Manitoba et fit un séjour aux États-Unis avant de rentrer en France.

Malgré ces quelques ennuis, M. Paré avouait aimer tous les Français sans exception… même avec leurs défauts. — « Et je suis de même ! » d’ajouter sa fille religieuse, qui se plaît à évoquer, au fil de ses souvenirs, d’autres figures de Français de cette époque.

Le capitaine Étienne Beudant, un rouquin de 30 ans à peine, avait servi dans la cavalerie et connaissait bien l’Afrique du Nord. Il adorait les chevaux : des photos de coursiers sautant des obstacles tapissaient les murs de son modeste logis. Croyant sincère, homme énergique et terrible batailleur, Beudant, pour un rien, faisait des colères tapageuses qui rendaient sa face aussi rouge que sa chevelure. « C’est horripilant !… » tel était le mot qu’il avait sans cesse à la bouche. Au demeurant le meilleur garçon du monde. Ce Français original disparut au bout de deux ans. Jean Equilbrez et Mossé, qui avaient épousé des filles Curtaz, en firent autant.


Lorette et son « Club des Vieux Garçons »

À quelques milles au nord de Sainte-Anne, la paroisse de Lorette eut comme deuxième curé l’abbé J.-G. Comminges, venu de France, qui décéda en 1884. Il fut le premier curé séculier à mourir dans l’Ouest.

Les anciens citent les noms de plusieurs Français, pour la plupart des oiseaux de passage et des célibataires : Henri Berger, Mignonnet, Faveret, Fugier, qui avait un talent de chanteur, les deux frères Georges et Victor Lecland. Georges épousa Zélie Bernier, qui lui donna un garçon et six filles. Comme d’autres du voisinage, il contracta la fièvre de l’or et alla mourir au Klondyke. Victor, demeuré célibataire, était un bohème habile à fabriquer des meubles et des ornements en rustique qu’il offrait le plus souvent en cadeau. Aussi ne mourut-il pas millionnaire. Un autre Français, Édouard Guillemin, quitta la ferme au bout de quelques années pour les grands magasins Eaton,

Un enfant de Lorette, Raphaël Arpin, garde le souvenir d’un personnage de légende : un certain Henri Leblond, ancien zouave, chef cuisinier d’une équipe de travailleurs à la construction du Grand Tronc Pacifique. C’était un homme d’environ 60 ans, à la large poitrine. Sa longue barbe blanche et sa figure de pâleur cireuse lui avaient mérité le surnom de Ice Christ.

N’est-ce pas Henri Berger qui lança ce fameux « Club des Vieux Garçons » de Lorette ? Il faut dire qu’en dépit des objurgations répétées du pasteur, le célibat y était très en honneur. Ses adeptes représentaient une force que l’on crut devoir mettre au service du bien-être social de la communauté. L’activité principale du club consistait dans l’organisation d’un pique-nique annuel qui attirait beaucoup de monde ; mais il avait aussi à son actif de nombreuses charités et valait mieux, en somme, que sa réputation. Sans rancune pour ses membres qui succombaient à la tentation du mariage, il offrait un joli cadeau à la nouvelle épousée. Ce club historique fut dissous il y a une quinzaine d’années, sans doute à cause du recrutement devenu difficile. Les fonds demeurés en caisse servirent à la construction d’une salle paroissiale dont le coût dépassait l’avoir des vieux garçons, et le détenteur de l’hypothèque en est aujourd’hui le propriétaire.

Au nombre des colons les plus sérieux, il convient de citer le Normand René Mignot, que nous allons retrouver un peu plus loin, et le Vendéen Raymond Raynaud. Celui-ci était garçon de café en France. Après avoir épousé une compatriote, fille du célèbre « Père Cazes », il s’est mis courageusement à la culture du sol et a élevé une nombreuse famille. Sa mère, qui avait quitté la Tremblade (Charente-Maritime) pour venir le rejoindre, quelque temps avant 1914, sut se faire de bons amis dans son entourage.


Sainte-Geneviève et Thibaultville

Au tout début du siècle, la future paroisse de Sainte-Geneviève, à onze milles de Sainte-Anne, était encore une petite forêt vierge. Les premiers colons à s’y établir furent des Français : Viéville, Norbert Saltel, dont le nom de-