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cette leçon salutaire qu’à tout prendre, leur situation sous le ciel africain n’est pas plus brillante qu’au Manitoba, que partout il faut peiner longtemps et patiemment pour se créer une vie indépendante.

Qui était donc ce Français camouflé sous le nom de plume de G. Forestier qui tentait de bloquer le mouvement de ses compatriotes vers l’Ouest canadien, en dépeignant leur sort sous un jour nettement défavorable ? Quelques anciens de Sainte-Rose l’ont connu. Il s’appelait Georges Schoeffer. Son père était, disait-il, bijoutier à Paris. Quant à lui, il paraissait exercer le métier de reporter. Du moins, ses ressources provenaient d’articles qu’il envoyait à des publications en France. Il ne venait pas directement du pays natal, mais avait séjourné, depuis un an, au lac des Bois et à Swan River. Arrivé à pied vers 1900, il s’arrêta chez Eugène Ferrin et bâtit une cabane d’un genre peu pratiqué dans l’Ouest. Schoeffer planta en terre, à quelques pieds de distance, deux poteaux terminés en fourches. Il posa entre celles-ci une forte perche formant faîtage, contre lequel il appuya des deux côtés d’autres perches en rang serré ; puis il recouvrit le tout de plaques de tourbe. Plus tard, il se fit construire, par Perrin et son gendre, un chantier de « logs » à la mode du pays. Il n’acquit pas de propriété ni ne marqua l’intention de s’établir.

C’était un jeune homme timide et peu communicatif. Il semble n’avoir guère fréquenté que les familles Didion et Eugène Abraham. Beaucoup plus souvent qu’elles il allait au bureau de poste et apportait le courrier de ses voisins, qu’il leur remettait en passant. La faune de l’Ouest intéressait beaucoup Schoeffer, qui fournit au Chasseur français, en particulier, une série d’articles sur le sujet. Avec Edmond Didion, fils, il s’entretenait du mode de vie des castors, des rats musqués, des renards et autres animaux sauvages. Ses compagnons d’alors ont nettement l’impression qu’il écrivait en même temps son roman La Pointe-aux-Rats, dans lequel il introduisit des scènes et des personnages pris sur le vif dans le milieu de Sainte-Rose.

Il pouvait y avoir du vrai dans cette atmosphère de défaitisme dont son livre était imprégné, mais nul doute qu’il avait tenu à accentuer la note douloureuse et dramatique de son récit, en mettant surtout en scène des individus peu sympathiques et inaptes à réussir. De toute manière, le sombre tableau brossé par Forestier se basait sur des observations qui remontaient déjà à presque une dizaine d’années, et la situation s’était sensiblement améliorée lorsque parut La Pointe-aux-Rats. en 1907.

Les apôtres de la colonisation cherchèrent naturellement à combattre ce que ces pages pouvaient avoir de préjudiciable pour leur cause. La réplique surgit sous la forme d’un autre récit de caractère nettement optimiste. Ce fut L’Aisance qui vient, par Louis et Jean. Ce double pseudonyme cachait Louis Viel — cet ancien notaire normand que nous avons déjà rencontré à Saint-Laurent — et Jean Lionnet, le sympathique président de la « Canadienne », de Paris, auteur de Chez les Français du Canada. Sous une forme peu ou prou romancée, c’était une sorte de guide moral et professionnel à l’usage du colon novice. Un ménage nouveau venu, accueilli par des compatriotes, se faisait initier aux coutumes du pays, aux méthodes de culture, aux mille détails de la vie journalière. On y raillait volontiers certains Français qui, s’imaginant venir en territoire non civilisé, voulurent en remontrer à tout le monde et essuyèrent de cuisantes déceptions. Livre de propagande et de tout repos, qui eut beaucoup plus de lecteurs que La Pointe-aux-Rats, à laquelle il n’était d’ailleurs fait aucune allusion.


La guerre de 1914-1918 et la disparition de l’élément aristocratique

La première Grande Guerre causa une vive commotion parmi ces groupes de Français du Nord. Achille de Montbel, de Sainte-Rose, était l’agent consulaire de France pour le Manitoba. Sur lui retomba la tâche de diriger vers les ports d’embarquement les compatriotes appelés sous les armes. Une fois ce travail achevé, celui que tous nommaient le « capitaine André » partit lui-même avec ses trois fils. L’un d’eux, Louis, devait mourir au champ d’honneur. En plus des quelque vingt réservistes et conscrits français de Sainte-Rose qui rejoignirent leurs régiments, vingt et un s’enrôlèrent dans l’armée canadienne et la moitié environ étaient encore des Français. Le bilan total fut : dix morts sur le champ de bataille, un prisonnier de guerre, une jambe amputée, une Croix de guerre.

Cette sombre période marque la disparition de ce qui fut l’élément aristocratique de Sainte-Rose. L’appel de la patrie en danger fournit à ces gentlemen farmers un motif honorable de renoncement à une vie qui ne leur avait donné, en général, que médiocre satisfaction. Aucun d’eux ne revint, après la victoire, reprendre le travail interrompu. Il conviendrait cependant de mettre à part le baron de la Ru du Can. Son fils aîné, René, ayant été porté disparu dans les Flandres, le baron traversa la mer, dans l’espoir de retrouver son corps. Il vécut alors à Nantes et garda jusqu’à sa fin, survenue en 1935, la nostalgie de l’Ouest canadien. Ayant atteint ses trois quarts de siècle, il confiait à l’abbé Théorêt, venu le visiter en 1923 : « Ah ! si j’étais dix ans plus jeune, comme je retournerais volontiers au Canada et à mon petit coin de Sainte-Rose !… » Mais les efforts de ces Français ne se traduisirent cependant pas par une perte totale. Leurs capitaux profitèrent à la région qui leur dut, en particulier, une amélioration notable dans la qualité des bêtes à cornes et des chevaux


Une mère franco-canadienne qui eut neuf enfants sous les drapeaux, dont trois tombés au champ d’honneur

Au cours des années de sécheresse et de dépression qui sévirent entre les deux guerres, les vertus traditionnelles de courage, d’endurance et d’économie, qui avaient triomphé des dures difficultés des débuts, aidèrent aussi à