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Page:Frémont - Les Français dans l'Ouest canadien, 1959.djvu/56

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souvenirs très précis du pays de son enfance et des premiers temps de sa vie au Manitoba. Il nous explique comment des immigrants français se dirigèrent seuls vers un point de l’Ouest alors totalement inconnu. Une famille de Pannecé (Loire-Atlantique) était fixée depuis deux ans à Oak Lake, lorsque le père revint pour liquider le reste de sa propriété. Sans vouloir influencer personne, il dit à qui voulait l’entendre que la montagne Pembina offrait des avantages pour l’établissement des colons de ressources modestes. L’agent d’immigration Auguste Bodard, visitant la Bretagne, la Vendée et la Lozère, fit la même recommandation, expliquant que le bois ferait vivre les défricheurs durant les premières années.


Fondation de N.-D.-de-Lourdes, en pleine forêt, et débuts particulièrement difficiles

C’est le 14 mai 1891 que dom Paul Benoît arriva sur les lieux, avec trois compagnons de son ordre : Agnèce Patel, prêtre ; Placide Barthaut, sous-diacre ; Félix Bugnon, convers. La première messe fut célébrée dans la demeure d’un colon canadien, en pleine forêt, au centre de la montagne Pembina, à 80 milles au sud-ouest de Winnipeg.

Une quarantaine d’immigrants — hommes, femmes et enfants — accompagnaient les religieux. Parmi ces premières recrues des moines de Saint-Claude se trouvaient : Aimé Tissot, du Jura ; Augustin Bosc, de Saint-Front (Haute-Loire) ; le jeune vicomte de Montravel, de Joyeuse (Ardèche) ; Félicien Thorimbert et Alexandre Bœuf. Il devait y avoir en tout six convois de colons, échelonnés jusqu’en 1895, sous la conduite de chanoines.

Les fondateurs construisirent au milieu de la forêt un monastère et une église de proportions modestes. Quatre jours après leur occupation, ils furent rasés par un incendie dû à la négligence. Meubles, lingerie, livres et manuscrits précieux : tout disparut dans ce désastre qui plongea la communauté dans un dénuement total. « Il ne nous resta ni un mouchoir, ni une paire de bas, ni une chemise de rechange », écrit dom Benoît, qui dut emprunter une paire de souliers pour se rendre à Saint-Boniface. Il était très affligé, mais non découragé. Avec le fruit de collectes, on rebâtit à la hâte, au début de l’hiver, une maison plus petite qui devait servir pendant deux ans de monastère et de chapelle.

À la fin de cette année 1891, l’établissement de Notre-Dame-de-Lourdes comptait de 50 à 60 familles et 83 homesteads étaient occupés. Le premier mariage inscrit au registre fut celui d’Alphonse Poiroux et de Joséphine-Hyacinthe Bazin, le 4 août 1891. La première sépulture fut celle de Jean Deroche, 70 ans, arrivé de la Vienne depuis à peine cinq ou six jours. Un de ses descendants, Joseph Deroche, est l’un des Franco-Manitobains en vue de la province.

Les débuts furent extrêmement pénibles pour les colons, les principaux obstacles venant de l’absence totale de chemins. Bien souvent, en dehors de la grande forêt, on ne suivait aucun sentier. Au printemps et durant une grande partie de l’été, hommes et bêtes ne se frayaient un passage qu’à travers une suite de fondrières et de bourbiers. Et à la saison du dégel, combien faillirent perdre la vie, heureux d’en être quittes avec un bain forcé, en voulant franchir une vallée ou un marécage sur la glace ou sur la neige traîtresses !

C’est pendant les mois d’hiver que les transports s’effectuaient le plus aisément. Les arbres, aujourd’hui disparus, gardaient les pistes à l’abri des vents qui amoncellent la neige, et les traîneaux lourdement chargés glissaient légèrement sur un fond solide et uni. La construction de routes convenables allait constituer un travail ardu et de longue haleine. Dom Benoît y consacra tous ses efforts. Il fut efficacement secondé dans cette tâche par le ministre Robert Rogers, député de la circonscription, qui admirait le moine défricheur et ne perdait pas de vue l’influence électorale dont disposait celui-ci.

Au milieu de toutes ces difficultés des débuts, il y eut naturellement quelques défaillances passagères. Augustin Bosc, qui faisait partie du premier convoi, avait laissé à Saint-Boniface sa femme et ses enfants. Découragé par les conditions de vie et la dureté de la tâche, il rejoignit bientôt sa famille, avec l’idée bien arrêtée de repartir en France. Mais il vint en contact avec les Sœurs Grises, qui lui remontèrent le moral et lui procurèrent du travail. Voyant les choses d’un œil plus optimiste notre homme acheta une paire de bœufs et prit, avec les siens, la route de son homestead. Le voyage dura près de deux semaines et ce fut le point de départ d’une magnifique réussite. Augustin Bosc vit aujourd’hui retiré au village de Notre-Dame-de-Lourdes, entouré de nombreux enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants.

Augustin Rozière, tombé accidentellement sous sa faucheuse et grièvement blessé, fut, par bonheur, secouru à temps. Hôpitaux et médecins n’étaient guère à portée. Cependant, on put en requérir un qui fit l’amputation d’une jambe dans la demeure du colon. Dom Benoît préparait garçons et filles à la première communion, lorsqu’il fut mandé en toute hâte auprès du blessé. Au nombre de ces enfants se trouvait Cyrille Rozière, âgé de douze ans, qui accourut à la maison paternelle avec le religieux. Aujourd’hui octogénaire, demeurant à Sainte-Geneviève, il n’a pas oublié les détails de cette tragédie. L’accidenté se remit et vécut longtemps avec la jambe de bois qu’il avait confectionnée lui-même.

Dans les années 1894 et 1895, deux pionniers, entre autres, s’ajoutent à la liste de ceux faisant partie des convois dirigés par les Pères : Henri Moreau, d’Availle-sur-Chise (Charente-Maritime), et Guillaume Boulic, du Finistère. Les descendants de ces deux défricheurs sont toujours là. Le Breton allait devenir plus tard maire de Notre-Dame-de-Lourdes et préfet de la municipalité rurale de South Norfolk, fonction actuellement remplie par son fils, Marcel Boulic.