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La paroisse embrassait à l’origine, outre ses limites actuelles, la plus grande partie de celle de Saint-Claude, quatre sections dans Somerset et Saint-Lupicin, qui se détacha beaucoup plus tard. Le presbytère était la maison de tous. Bien qu’il n’échappât nullement à la pauvreté générale, la coutume s’établit d’offrir à déjeuner aux fidèles venus de loin pour communier. Mais il arriva qu’on s’invitait soi-même et l’on était parfois quinze à table. Il fallut abolir une tradition qui dégénérait en abus et constituait une trop lourde charge pour les Pères. Il peut être intéressant de noter que la moyenne des quêtes dominicales fut de 33 sous la première année et de 40 sous la seconde.

Malgré l’exiguïté des locaux destinés au culte, il y régnait un déploiement de cérémonies et de chants qu’on eût vainement cherché dans plus d’une cathédrale. L’office divin se déroulait dans son ordonnance intégrale, avec matines et laudes à minuit, messes espacées dans la journée. Il est vrai que parfois, plusieurs religieux se trouvant retenus à l’extérieur, l’unique chanoine présent devait chanter l’office et la messe avec les deux petits postulants de dix et douze ans, ou avec le domestique Alexandre Bœuf. Les fidèles ne s’associaient que faiblement à tous ces exercices, que le plus grand nombre jugeaient d’une longueur excessive.

La première école de Lourdes eut pour instituteurs le P. Agnèce Patel et le P. Marie-Antoine Straub. Dom Benoît fit aussi la classe comme suppléant. Quatre ans après la fondation de la colonie, en 1895, trois religieuses Chanoinesses des Cinq-Plaies, de Lyon, vinrent prendre la direction de cette première école, qui fut bientôt doublée d’un pensionnat.


La « Bataille des Drapeaux »

Les éléments divers de la paroisse — Français, Canadiens français et Suisses — s’entendirent sans difficulté, en dépit de quelques petits froissements inévitables. C’est ainsi qu’il y eut la « bataille des drapeaux ». Une équipe d’ouvriers venait d’achever le toit du monastère (le troisième). Étant tous des Fribourgeois, ils arborèrent simplement le drapeau suisse au sommet. Mais les Français prirent mal la chose et conçurent le dessein de l’abattre. De part et d’autre les esprits s’échauffaient. On préparait secrètement fusils, fourches et autres armes de fortune, en prévision d’une bagarre probable. Sur les entrefaites, dom Benoît dut s’absenter pour quelques jours. Il fit venir le chef des ouvriers, lui ordonna de fabriquer une croix et de la dresser à la place du drapeau. À son retour, un calme parfait régnait : la croix l’avait emporté dans la bataille des drapeaux.

Le drapeau français orné du Sacré-Cœur figurait en grand honneur dans les cérémonies religieuses à l’extérieur de l’église. Il était porté par le Vendéen Gustave Ragot, père de vingt enfants dont trois firent la guerre de 1914. Les colons venus de France avaient voulu qu’il fût arboré au pied du grand Christ qui dominait l’entrée du chœur ; les Canadiens français, puis les Suisses y placèrent aussi le leur. Les trois nationalités principales se trouvèrent ainsi réunies au pied du Sauveur, dans les plis de leurs drapeaux respectifs. Ce qui avait été un jour une cause de division devenait un symbole d’union.

Les statistiques scrupuleusement tenues par dom Benoit nous permettent de suivre d’année en année la progression à la fois rapide et sûre de la colonie. En 1894, on compte déjà 100 familles et 480 habitants qui se répartissent comme suit : 231 Français, 147 Canadiens français, 78 Suisses, 13 Belges et 11 Allemands. La culture se fait alors surtout avec des bœufs et l’on est encore à la première phase des défrichements ; deux colons seulement ensemencent plus de 100 acres. La plupart sont arrivés sans autre capital que leurs bras ; plusieurs ont même dû emprunter l’argent de leur voyage. Les plus fortunés disposaient à peine de deux ou trois cents dollars. Pour être en mesure de tenir le coup sur la terre qui ne peut encore les nourrir, ils s’en éloignent à la saison des récoltes, pour travailler aux moissons et aux battages dans les régions de la province en pleine exploitation. L’hiver, ils coupent du bois de corde et le transportent au marché le plus proche ; les jeunes gens s’engagent comme bûcherons dans les camps forestiers.


Une colonie exemplaire

Il est à peine besoin de souligner en quoi cette colonie française tranche sur ses aînées. Elle se compose presque uniquement de vrais cultivateurs établis sur des concessions gratuites et qui ne comptent que sur leur travail. Les quelques amateurs et fils de famille qui s’y sont glissés n’affectent en rien le caractère général de la population. Jehan de Froment, de Lanlay, de Goisbriant, de Miollis, Frédéric d’Abdadie d’Arrast, et des hommes de haute culture comme Desrosiers, licencié en droit. Raulin, le journaliste Entrevan, Alphonse et Charles Dufaut, se sont pliés sans trop de peine à leur vie nouvelle.

L’exemple des moines, dont l’existence est vouée à la prière et au travail du sol, exerce sur tous une influence heureuse. Le patrimoine de leur communauté, d’abord modeste, va bientôt s’agrandir. Pourquoi, se demande-t-on, chaque religieux n’aurait-il pas droit à un homestead, du moment qu’il remplirait les conditions voulues ? Grâce aux bons offices de Bernier et de Larivière, certaines difficultés furent écartées et tout s’arrangea. De plus en plus, on vit les chanoines, émules des moines anciens, défricher, labourer, semer et moissonner. Le rêve de dom Benoît se réalisait pleinement. Sous sa direction, la paroisse de Notre-Dame-de-Lourdes acquérait une certaine réputation d’austérité qui n’était pas pour lui déplaire

Le fondateur prenait en tutelle des fils de famille ayant besoin de plus ou moins de surveillance. L’un d’eux, particulièrement recommandé, n’était pas arrivé dans le délai prévu, ce qui causa de l’anxiété chez les siens. Six mois plus tard, dom Benoit put informer le père que son fils se trouvait non à Lourdes,