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était, sous un nom de plume, René Brun. De plus, dans son zèle imprudent, Juffet s’était fait inscrire frauduleusement sur la liste électorale avant d’avoir atteint sa majorité et se trouvait passible de poursuites. Tout finit pas s’arranger, mais le coupable dut renoncer à son titre de rédacteur en chef. Brun lui succéda à la tête du journal, dont le propriétaire-gérant fut, pour quelque temps, Paul Gillet. Rentré en France et grand blessé de la guerre, Claudius Juffet, qui s’était marié à Nice, recueillit la succession de son beau-père dans un commerce de maroquinerie.


Vie et mort du Cheval

Au bout d’un an, Le Nouvelliste traversa la rivière pour aller s’installer à Winnipeg. Comme son matériel tenait peu de place, il put loger facilement rue Garry, dans une pièce arrière du bureau de M. de la Giclais, qui eut dès lors la haute main sur l’administration du journal. Lorsque la Compagnie foncière du Manitoba passa dans un local plus vaste, tout près de celui qu’elle occupe actuellement, rue Principale, Le Nouvelliste déménagea, de son côté, rue Smith.

Dans cet atelier peu fortuné, une nécessité vitale obligeait à consacrer le plus de temps possible aux « travaux de ville ». Aussi, à l’heure de la mise en page, la matière faisait parfois défaut pour remplir les colonnes. Afin de remédier à cette lacune, on tenait en réserve quelques articles déjà parus et qui pouvaient être resservis au besoin, en escomptant la bonne volonté ou la distraction du lecteur. Une remarquable étude intitulée « Le Cheval » avait déjà plus d’une fois sauvé la situation lorsque, dans un autre cas de force majeure, elle fit de nouveau son apparition. L’ancien officier de cavalerie Magon de la Giclais n’était certes pas un ennemi du cheval, mais il estima que la plaisanterie avait trop duré. Surgissant à l’impromptu dans la boutique, il demanda où se trouvait le « plomb » du fameux article. Et saisissant les paquets de composition, il les précipita sur le plancher, où les caractères vinrent s’écraser en un formidable « pâté ». Ce fut la mort sans phrases du Cheval.

Celui qui agissait comme grand patron du journal n’avait assumé ce rôle que par dévouement à son parti (il était président de l’Association libérale de Saint-Boniface) et pour rendre service à son ami, Horace Chevrier. Ancien député de Saint-Boniface, celui-ci venait d’être battu par Joseph Bernier et n’avait pas renoncé à prendre sa revanche. Le Nouvelliste représentait pour lui une arme utile contre Le Manitoba, rédigé par son adversaire. Cependant. M. de la Giclais se souciait assez peu d’avoir à commander cette équipe de bohèmes difficile à manier. Un jour que le prote Arthur Boutal essuyait une nouvelle semonce dans le bureau du patron, il en sortit, à son grand étonnement, propriétaire du journal et du matériel d’imprimerie, pour la somme mirobolante de vingt-cinq dollars comptant, plus quelques autres légers versements. Ces changements d’administration n’amenèrent pas la prospérité à l’entreprise ; mais Le Nouvelliste, toujours chancelant, ne devait pas encore mourir. Il était trop commode pour donner et recevoir des coups dans les campagnes électorales qui, à cette époque, se succédaient beaucoup plus rapidement qu’aujourd’hui. Horace Chevrier demeura le bailleur de fonds attitré, si bien qu’il devint le principal créancier, presque le propriétaire, toujours sous le couvert de M. de la Giclais.


Une apprentie raconte ses souvenirs

Pauline Le Goff, qui entra au Nouvelliste comme apprentie en 1909 — alors qu’elle portait encore des tresses dans le dos — nous fournit de curieux détails sur l’organisation interne de cette entreprise journalistique :

« Le Nouvelliste n’avait, comme matériel, qu’une presse à bras et quelques casses de caractères, mais il débordait de jeunesse et de jovialité. Le journal, composé à la main, s’imprimait dans un autre atelier — de mon temps au Free Press. Le crédit de l’administration n’étant pas de tout repos, on exigeait parfois le paiement d’avance.

« Il y avait un autre apprenti typographe, Joseph de Saqui de Sannes, authentique vicomte avignonnais, d’une délicatesse et d’une sensibilité touchantes. Musicien très doué, il arrangea un Stabat Mater pour quatre voix que Paul Salé fit exécuter à la cathédrale. Avant d’être admis dans la noble corporation de l’imprimerie, au salaire initial de quatre dollars par semaine, il avait essayé tous les métiers, y compris celui de marchand ambulant (poisson, aiguilles, porte-plumes, etc.) Brun, Boutal, de Sannes et moi, nous nous mettions ensemble pour le déjeuner. J’avais la charge de l’achat de la nourriture. Oh ! ce n’était pas compliqué. Un pain, un peu de charcuterie, du beurre, du fromage. Quand nous étions riches, une douceur ou des fruits, ou peut-être un hors-d’œuvre. En me remettant son écot, de Sannes me disait toujours, dans le plus pur accent d’Avignon : « Surtout, Mlle Pauline, achetez de la margarine. C’est aussi bon que le beurre et ça coûte moins cher… »

« Joseph de Sannes partit lui aussi pour la France en 1914. À la fin de la guerre, il était capitaine d’infanterie coloniale. Un brave cœur.

« Lorsque j’entrai au Nouvelliste, en septembre 1909, il n’y avait pas de rédacteur attitré. Un Basque, Edmond Lartigau, venait de partir, après un séjour de quelques mois au journal. Il vivait encore à Montréal pendant la dernière guerre. La partie la plus importante du texte, qui consistait en articles politiques, était fournie par Horace Chevrier. Le reste arrivait au petit bonheur, le plus souvent par les ciseaux d’Arthur Boutal, qui puisait ici et là. René Brun, de retour de France à l’automne, reprit son poste habituel. Dans le surcroît de travail nécessité par une campagne électorale, cet homme extraordinaire se pliait à toutes les besognes, même les plus humbles, de l’atelier. Après avoir écrit son