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article, il aidait quelquefois à le composer — à la main. On le voyait aussi plier et adresser des journaux — encore à la main — ou même porter un sac de courrier à la poste. Il allait parfois jusqu’à prendre la place de l’apprenti qui poussait la voiturette conduisant les « formes » à l’imprimerie. Ses appointements de rédacteur étaient inexistants, les finances de l’entreprise permettant tout juste de verser des salaires de famine aux ouvriers et aux apprentis. Mais sa collaboration généreuse payait le loyer de sa minuscule boutique de cartes postales nichée dans le local du journal. Il y occupait un tout petit cabanon sans lumière, qui lui servait de bureau.


« Le Soleil de l’Ouest » naît des cendres du « Nouvelliste »

« Un beau jour d’été, en 1911, après quatre années d’une existence précaire, Le Nouvelliste sombra devant une caisse irrémédiablement vide. Mais Horace Chevrier, battu l’année précédente dans le comté de Carillon, était toujours rivé à la politique et de plus en plus persuadé que le parti libéral ne pouvait se passer d’un organe de langue française. C’est pourquoi Le Soleil de l’Ouest se leva radieux, né des cendres du défunt.

« L’affaire fut montée solidement, en « compagnie limitée ». On déménagea dans un nouveau local, rue Donald, où l’atelier occupait le troisième étage de l’immeuble Pulford. On fit l’acquisition d’une presse à journal, d’une linotype et de caractères neufs. Bref, l’outillage prenait un air moderne. Et qui plus est, l’échelle des salaires fut relevée. Le rédacteur en chef, René Brun, reçut alors $10 par semaine. À ce moment, il avait à peu près délaissé les cartes postales pour se livrer à la photographie commerciale. Arthur Boutal n’était plus propriétaire, mais actionnaire et directeur-gérant à $15 par semaine. Quel changement avec son ancienne position de patron au Nouvelliste ! Plus d’une fois, le samedi, à cette époque héroïque, après avoir payé son personnel, il devait se partager le fond de la caisse avec son ami, Hector Bergevin, préposé au service des annonces ; et cela leur donnait à peine de quoi manger le lendemain ! Ce fut le point de départ, pour le nouveau directeur-gérant, d’une métamorphose inespérée. Le sens des affaires, si l’on peut dire, entama sérieusement chez lui l’esprit de bohème. Son travail commença à des heures plus normales et son entourage en bénéficia. Aussi la nouvelle entreprise journalistique eut-elle un bon départ et une existence financière assez satisfaisante, pour quelque temps du moins.

« Charles Bacuez, d’Arras, fondateur de la Société Jeanne d’Arc, qui gagnait sa vie dans l’immeuble, avait collaboré bénévolement au Nouvelliste et continua de donner des articles au Soleil. Atrocement défiguré à la guerre, il ne revint pas à Saint-Boniface. Parmi les autres rédacteurs, il y eut, à la suite de Brun, avant août 1914, Louis Piéchaud, camarade de Maurice Rostand et dont le père était médecin de la famille Mauriac, qui a fait son chemin dans les lettres françaises ; Lebel, originaire de Melun, qui avait été bûcheron et trappeur dans le Grand Nord ; le Lyonnais Antoine Picot, grand et bel homme dans la trentaine, un peu bourgeois, bon enfant, qui prenait plaisir à nous raconter ses souvenirs du ranch avec le Dr Nové-Josserand, à High View.

« Je regrette de ne pouvoir évoquer tous les visages de Français que j’ai vu défiler au Nouvelliste et au Soleil de l’Ouest. Il en venait non seulement du Manitoba, mais aussi de la Saskatchewan et de l’Alberta, amenés par des amis des deux villes. »


Un rédacteur du « Figaro » qui fit ses débuts à Winnipeg

Lors de la terrible inondation de la rivière Rouge, au printemps de 1950, un chroniqueur du Figaro, de Paris, évoquait fort heureusement les deux villes de Winnipeg et de Saint-Boniface, où il avait vécu sa vingtième année. C’était ce même Louis Piéchaud, l’un des anciens rédacteurs du Soleil de l’Ouest. Il avait bien observé et laissé là-bas un peu de son cœur, celui qui, se penchant sur son passé, écrivait :

« Le printemps, c’est l’universel craquement de quelques jours. Brusquement, les deux fleuves (rivières Rouge et Assiniboine) délivrés de leur cuirasse en secouent les débris furieusement, ébranlant les ponts qui relient Winnipeg à son faubourg Saint-Boniface, où vivent 30,000 Canadiens français autour d’un important collège des Jésuites et d’une cathédrale en pierre, d’un gothique amélioré par des entrepreneurs américains.

« Cette année, Winnipeg et Saint-Boniface auront vécu un début de mai tragique. Le voyageur de jadis imagine avec chagrin les rues inondées, les petites maisons peut-être englouties, l’une d’elles où le temps de Christmas était lumineux autour de la dinde et du pudding, le piano s’en allant à la dérive, le clocher de Saint-Boniface sonnant le tocsin, ces garçons d’autrefois devenus des hommes luttant aux digues pour les mères affolées

« Mais dans peu de jours, le grand soleil de la Prairie mûrira le blé, tarira les eaux. Le glorieux été séchera les seuils, déploiera les larges feuilles des érables. Les jeunes filles inventeront des robes claires. Puis, ce sera l’automne court, la première neige, le vent nettoyant l’azur et, le soir, les jeunes gens oublieux comme la vie danseront sur l’armure de nouveau glacée des deux rivières. »

Des Manitobains ne peuvent lire sans émotion et sans fierté cette prose élégante jaillie de la plume d’un journaliste parisien qui fit ses premières armes il y a quarante-cinq ans, à Winnipeg, au Soleil de l’Ouest.

Ce modeste hebdomadaire, qui avait eu une carrière utile, fut complètement bouleversé par la guerre. Son directeur-gérant, Arthur Boutal, partit comme tant d’autres pour la France. M. de la Giclais et le rédacteur Antoine Picot en firent autant. Quant à Horace Chevrier, tout en conservant ses actions dans la compagnie, il paraissait moins s’intéresser à la politique