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et au journal. Ce fut Louis Baloche, un Parisien, ancien pressier au Free Press, qui recueillit la succession de Boutal. Il possédait une petite imprimerie à Norwood, en société avec un riche Belge du nom de Collomb, qui apporta du capital nouveau au Soleil. Socialiste et plus ou moins antimilitariste, le nouveau directeur-gérant se mit à écrire des articles patriotiques bourrés de fautes de français, pour démontrer qu’il valait mieux que sa réputation. Me Albert Dubuc devint alors le rédacteur attitré. Comme administrateur, Baloche, non content de se mettre tout le monde à dos par ses procédés indélicats, gaspilla promptement les fonds de Collomb et des autres. Et c’est ainsi que Le Soleil de l’Ouest, comme Le Nouvelliste, sombrait à son tour en mars 1916.

Pauline Le Goff avait fui cette galère dès le début du nouveau régime. Ce fut en France, où elle était allée se marier, en pleine guerre, à Angoulême, avec Arthur Boutal sous les drapeaux, que tous deux apprirent la nouvelle du dénouement fatal. Comment n’y auraient-ils pas été très sensibles ? C’étaient pour l’une cinq et pour l’autre sept belles années de jeunesse que représentait l’existence toujours précaire de ces deux journaux auxquels ils s’étaient donnés corps et âme.


« La Libre Parole » et A.-H. de Trémaudan

Mais le vide causé par la disparition du Soleil de l’Ouest fut comblé sans délai. Un Canadien français du nom de Robert possédait, rue Princess, à Winnipeg. une imprimerie bien montée, qui exécutait des travaux pour les deux grandes compagnies de chemins de fer. L’homme disposait de capitaux et entretenait un vieux désir de faire du journalisme. Il saisit l’occasion et, avec l’avocat Auguste-Henri de Trémaudan, lança La Libre Parole. Le professeur Albert Doyen, de l’Université du Manitoba, lui succéda bientôt comme rédacteur en chef.

Né dans la province de Québec, de parents bretons qui furent parmi les fondateurs de Montmartre, en Saskatchewan, Trémaudan avait débuté dans le journalisme en dotant d’une feuille anglaise la ville naissante du Pas, dans le nord du Manitoba. Il a laissé quelques ouvrages qui attestent ses convictions patriotiques et une admirable ardeur au travail : The Hudson Bay Road, Le Sang français, Histoire de la Nation métisse, sans parler de plusieurs pièces de théâtre.

De format plus grand et de présentation plus soignée que ses prédécesseurs, La Libre Parole n’eut pas leur vie pittoresque et disparut après trois ans de publication. Elle ne réussit pas à soutenir la concurrence du Manitoba, presque cinquantenaire, et de La Liberté, fondée en 1913, qui s’établissait sur des bases durables.

Au nombre des journaux mort-nés, on pourrait citer Le Démocrate, de Paul Lardon, au début de la première Grande Guerre. Mais celui-ci, ancien professeur d’histoire à Lyon, était avant tout un poète, avec, comme autre métier, celui de garçon d’ascenseur à l’hôpital. Il fréquentait assez régulièrement l’atelier du Nouvelliste, puis du Soleil de l’Ouest, où ses vers se mêlaient à la prose des rédacteurs. Son expression favorite, qui terminait généralement chacune de ses phrases, était : « Etc., etc., etc., etc…, voilà l’affaire !… »


La poésie à Saint-Boniface

Lardon publia les Poésies de Saint-Boniface, premier recueil du genre paru dans l’Ouest canadien, qu’il dédia à la supérieure des Sœurs Grises. Le poète américain Whittier a chanté les fameuses tourelles et les cloches de Saint-Boniface. Lardon a repris le thème sur un mode lyrique plus familier dans des strophes que Paul Salé mit en musique :


Je suis la cloche de l’église,
Celle que bénit Provencher ;
Trois fois j’ai changé de clocher,
Non ma voix qu’emporte la brise.

Venez, venez ! Priez, priez !
Pleurez vos larmes de tristesse ;
Souriez, riez d’allégresse ;
Vous ai-je jamais délaissés ?

Depuis cent ans je vous baptise ;
J’aime à nouer les doux liens ;
Évêque et prêtres canadiens
Se font chez moi, dans mon église.

Et quand, las, vous vous étendez
Tout autour de moi dans la tombe,
Mon cœur se gonfle et mon glas tombe ;
Je sanglote : Miserere !

Vous passez, seule je demeure :
Suis-je pas là pour vous garder ?
Nul ne m’a vue abandonner
Mon poste pour une seule heure.

De la Cène au Samedi Saint
Je me tais, je pleure en silence.
Autrement je pleure et je danse
Sur un signe du sacristain.


Carrière brillante du Cercle Molière

Franchissons maintenant la période de la guerre 1914-1918 pour esquisser la reprise de l’effort théâtral à Saint-Boniface et son extraordinaire réussite.

Le Cercle Molière, fondé en 1925 par un Belge, M. André Castelein de la Lande, donnait sa première représentation à Winnipeg, au Théâtre Walker, avec « Le Monde où l’on s’ennuie », d’Édouard Pailleron. C’était le mouvement lancé quinze ans plus tôt par René Brun qui reprenait avec une vigueur nouvelle et allait s’épanouir d’une façon inattendue.

Ce fut l’œuvre d’un petit nombre d’ardents, qui travaillèrent longtemps dans la pauvreté, faisant tout — décors, costumes et le reste — de leurs mains. Mme Le Goff s’improvisa costumière, faisant preuve d’une ingéniosité et d’un dévouement admirables. Les répétitions avaient lieu dans une ancienne épicerie désaffectée. Le propriétaire étant mort, sa veuve