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avait converti le magasin en salle de réunion qu’elle louait à un prix modique. À quoi peut tenir une vocation artistique !… Cette femme, qui n’était plus jeune, tapie dans un coin obscur contre le piano, pour ne pas gêner les acteurs, ne perdait pas un de leurs mots ni de leurs gestes — prête aux rires et aux larmes — tout entière aux scènes qui s’ébauchaient sous ses yeux. Elle n’ouvrait la bouche que pour imposer silence, de temps à autre, à son malicieux perroquet qui, de sa cage dans la cuisine, choisissait les moments les plus pathétiques de la pièce pour appeler : « Eda ! Eda !… » Un si beau zèle méritait récompense. On confia un rôle à Mme Eda Pelletier dans « Chut ! voilà la bonne ! », d’Albert Acremant, et elle y fit merveille. Elle figura par la suite dans plusieurs distributions et toujours avec bonheur. Actrice excellente, très goûtée du public, Mme Pelletier mérita en outre le titre de « Grand-mère du Cercle Molière ». C’est bien chez elle, en effet, qu’il commença de prendre son essor.

Depuis 1925, le Cercle Molière a monté presque tous les ans au moins une grande pièce. Dès 1928, M. de la Lande s’étant retiré pour se donner plus librement à ses leçons de français, Arthur Boutal, qui appartenait au groupe depuis le début, en prit la direction. « L’Arlésienne » avait été, cette année-là, un véritable succès, même du point de vue financier. Une sorte de tradition se liait bientôt aux entreprises du Cercle et il importait de ne pas la briser. Tout en abordant différents genres, on apporta beaucoup de soins au choix des pièces et l’on finit par grouper un public suffisamment nombreux pour assurer la vie de l’organisation.

Le Cercle a donné entre autres, dans la première phase de son existence : « Les deux Pierrot », d’Edmond Rostand : « L’Échelle cassée » et « Un jeune homme qui se tue », de Georges Berr ; « Popaul et Virginie », d’Alfred Machard (Gisèle LaFlèche, aujourd’hui une vedette américaine du vaudeville, y fit ses débuts à vingt mois) ; « Le Tampon du Capiston », de Mouézy-Éon, pour ceux qui aiment la farce au théâtre, et « Le Train fantôme », d’Erlanger, pour les amateurs de spectacles policiers.

En 1934, « Blanchette », d’Eugène Brieux, d’abord présentée au public de Winnipeg, fut demandée au Festival dramatique national, qui venait d’être fondé l’année précédente par lord Bessborough, gouverneur général du Canada. À Ottawa, elle obtint le prix de la meilleure pièce française. Ce fut la première d’une suite de présentations au Festival et de succès qui attirèrent l’attention de tout le pays sur le Cercle Molière.

Vinrent ensuite « Le Gendre de M. Poirier (direction Denys Goulet), « Les Sœurs Guedonnec » (l’une des trois sœurs était Gabrielle Roy, devenue la grande romancière du Canada français), « Le Voyage à Biarritz », « Poil de Carotte ».

Arthur Boutal, qui avait été l’âme du Cercle et l’avait conduit aux plus hauts honneurs, mourut brusquement en 1941. Qu’allait devenir le groupe privé de son chef ? Mme Pauline Boutal, non contente de fournir à la troupe sa meilleure actrice, avait été le bras droit de son mari dans ses lourdes et multiples tâches de directeur. Elle a recueilli sa succession, ce qui a permis au Cercle Molière de poursuivre sa brillante carrière avec « La Donation », « L’Avare », « Prisonnier de mon cœur » (direction Christiane Le Goff), « Le Village des miracles », « Le Médecin malgré lui », « Les Fourberies de Scapin ».

Le tableau suivant embrasse l’ensemble des succès remportés au Festival dramatique, supérieur à ceux de tout autre groupe de théâtre amateur au Canada :

Concours final
1934 — Blanchette, Ottawa, prix de meilleure pièce française (direction Arthur Boutal).
1936 — Les Sœurs Guedonnec, Ottawa, meilleure pièce française, meilleure actrice française (direction Arthur Boutal).
1937 — Le Voyage à Biarritz, Ottawa, meilleur acteur français (direction Arthur Boutal).
1938 — Le Chant du berceau, Winnipeg, meilleure pièce française, meilleure actrice française, meilleure actrice (direction Arthur Boutal).
1948 — La Donation, Ottawa, meilleure pièce française, deux mentions honorables (direction Pauline Boutal).
1950 — L’Avare, Calgary, meilleure pièce française (direction Pauline Boutal).
Concours régional
1951 — Prisonnier de mon cœur, meilleure pièce, meilleur acteur (direction Christiane Le Goff).
1953 — Le Village des miracles, meilleure pièce (direction Pauline Boutal).
1954 — Le Médecin malgré lui, meilleure direction, meilleur acteur, meilleure actrice de soutien (direction Pauline Boutal).

Le Cercle Molière ne s’est pas contenté de fournir du personnel compétent à Radio-Saint-Boniface ; il en a exporté dans les autres régions du pays. C’est ainsi que l’on trouvait à Edmonton Léo Rémillard, gérant du poste français, maintenant devenu coordonnateur des émissions françaises pour Radio-Canada, à Winnipeg ; à Québec, René Dussault, gérant du poste français ; à Montréal, Henri Bergeron, à Radio-Canada, et Bernard Goulet, au poste de La Presse : à Shawinigan Falls, Gaston Tessier, gérant adjoint au poste français. Dans le milieu anglo-saxon et cosmopolite où il évolue, son action bienfaisante se fait sentir non seulement chez les Canadiens français du Manitoba comme un stimulant dans le maintien de notre langue, mais aussi parmi une élite d’origines diverses capable d’apprécier le bon théâtre français.[1]

  1. Précieux collaborateurs pour ce chapitre : Mme Pauline Boutal et M. Joseph Vermander.