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de la Seine, pour se livrer à la culture maraîchère. Eugène était le plus énergique et aussi le plus fort en gueule. Adrien, plus calme, appelait son frère « l’orateur ». Les légumes d’Eugène étaient toujours en avance sur ceux d’Adrien, ce qui n’empêchait pas ces derniers d’être splendides. Rien de plus désopilant que d’entendre les deux frères s’interpeller d’un jardin à l’autre. On les aurait crus pris d’une violente colère et sur le point de se casser la figure ; mais il n’en était rien : c’était le ton habituel de leur conversation. Un des fils d’Eugène, qui porte le même prénom, est commandant d’aviation. Un autre, Georges, est ingénieur forestier en Colombie-Britannique. L’ainé est pâtissier dans un hôtel. Des deux couples Sourisseau, Mme Adrien est la seule qui survit, mais les deux familles habitent toujours rue de la Seine, dans les maisons bâties il y a cinquante ans.

Un autre jardinier fameux fut Frédéric Restiaux, cet enfant de Suresnes (Seine) qui conserva toute sa vie l’empreinte de son faubourg. Il avait été garçon d’écurie (lad) aux champs de courses de la région parisienne et garçon caviste à la « Belle Cycliste », avant d’émigrer à Notre-Dame-de-Lourdes vers 1904. Entre les deux guerres mondiales, Frédéric — c’est ainsi qu’on l’appelait — devint le Crainquebille saint-bonifacien. Même accent, même bagout que le protagoniste de la pièce célèbre d’Anatole France. Il faisait ses tournées journalières avec sa voiture et sa jument Katie, bête douce et résignée, mais dont la patience était quelquefois à bout lorsque le patron s’attardait dans les tavernes ou chez certains clients. En hiver, l’odeur de la « conduite intérieure », chauffée au pétrole, affectait le goût des fruits et des légumes, ce dont les acheteurs se plaignaient un peu. À cause de son physique et de son accent, Frédéric avait été choisi pour jouer le rôle d’un geôlier révolutionnaire dans une des pièces du Cercle Molière. Son succès fut étourdissant.

« Johnny » Bochard, né au Coteau, près de Roanne (Loire), était veuf lorsqu’il arriva en 1904 avec ses enfants. Son fils Louis épousa une demoiselle Aurieux, Française dont la famille s’était fixée à Thibaultville. Charles Pénelet — le « Père Charles », comme tout le monde l’appelait — beau-frère de Johnny Bochard, était venu en même temps que lui. Sa fille Anna devint la femme de Joseph Le Gouarguer. Il y eut aussi le jardinier-fleuriste E. Couchot, au service de la ville.

Ces types d’une époque révolue en évoquent un autre d’une période plus récente. Entre les deux guerres, tous connurent Jean Laurent. Cet ex-maire d’une petite ville du Rhône, que les vicissitudes de la vie avaient rendu philosophe, s’estimait le plus heureux des hommes dans l’exercice de ses fonctions de cantonnier. À ses heures de loisirs, il rédigeait quelques articles pour La Liberté. Dans la belle saison, sa maisonnette disparaissait sous des monceaux de fleurs. Il mourut accidentellement à son travail, heurté fatalement par une auto.

Si vous vous présentez à l’archevêché de Saint-Boniface, vous y serez peut-être reçu par un septuagénaire au port droit et aux manières réservées, l’un des deux concierges. M. François Mahé, de Theix (Morbihan), dans l’Ouest depuis un demi-siècle, se range aussi dans la classe des jardiniers. Il fut au nombre des pionniers de Wauchope, en Saskatchewan, et y séjourna assez longtemps. Plusieurs années consécutives de récoltes manquées l’orientèrent vers la culture maraîchère. C’est afin de la pratiquer dans des conditions plus avantageuses qu’il vint s’établir à Tête-Ouverte (Sainte-Anne-des-Chênes), d’où trois jours par semaine les légumes étaient transportés à Winnipeg. François Mahé a dix enfants dont neuf résident à Saint-Boniface.


Quelques types légendaires

Un type vraiment exceptionnel : Daniel Mourguiard. Né à Bordeaux, il avait battu le pavé de Paris. Sa femme était de l’Ille-et-Vilaine. À Saint-Boniface, il fit un peu de tout : charcutier, peintre, veilleur de nuit au Central Hotel, avant de finir dans l’emploi officiel de facteur durant la guerre. C’était un chansonnier de génie, qui connut comme tel un succès extraordinaire. Les principaux événements locaux et quelques personnalités en vue lui fournissaient matière à des couplets bien chantants, où s’entremêlaient les termes anglais, le pur canadien et l’argot parisien. Très épris de musique, il possédait une superbe collection de disques qu’il céda à des amis, lors de son départ pour la Californie.

Une figure demeurée légendaire chez les anciens est celle du pittoresque Henri Cherrias de Monieux, originaire de Gap (Hautes-Alpes). C’était un ex-zouave fortement marqué par un long séjour dans les bataillons d’Afrique. Bien que recevant de sa famille une pension pouvant suffire à ses besoins, il gîta temporairement dans une sorte de cabane-terrier face à l’hôtel Mondor, près d’un dépotoir, préférant garder tout son argent liquide pour les nécessités du boire et du manger. Cherrias faisait la joie des gamins de Saint-Boniface qui emboîtaient le pas derrière lui lorsque, au retour d’une bombe à Winnipeg, il débouchait du pont Provencher en hurlant : « En avant la colonne !… » Après huit années de cette vie peu édifiante, l’ex-zouave allait prendre congé d’une façon fort civile, en priant ses créanciers, par la voie des journaux, de lui envoyer leurs comptes « dûment libellés », quand il mourut subitement.

Tous les zouaves venus dans l’Ouest ne furent pas du type Cherrias. En voici un autre dont son arme et son pays n’ont pas à rougir. Alexandre Moreau, né à Angers, rêvait de vie coloniale. Après avoir fait son service militaire au 1er Zouaves d’Alger, et en être sorti sergent, il prit une concession en Afrique du Nord, mais