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Chapitre XVII


La Rolanderie et son fondateur : le Dr Rudolph Meyer — Une colonie de comtes Français en Saskatchewan — Culture de la chicorée et de la betterave — Fondation de Saint-Hubert — Yves de Roffignac redore son blason — Souvenirs d’une brève période de gloire — Déconfiture de la Rolanderie — Le monument Saint Hubert de la Duchesse d’Uzes — Retour heureux à la chicorée — Le comte de Jumilhac et le comte de Soras — Saint-Hubert repart à neuf — « Château-Renoult » et son propriétaire — Quelques figures de pionniers — Derniers vestiges du passé


La Rolanderie et son fondateur le Dr Rudolph Meyer

La vallée de la Pipestone s’étend de l’ouest à l’est, dans la partie sud-est de la Saskatchewan, non loin de la frontière manitobaine. Bien que le chemin de fer passât déjà à Whitewood, à quelque dix milles au nord, la région était complètement déserte au printemps de 1885, lorsque trois Français à la recherche d’un lieu d’établissement agricole en firent la découverte. Ils furent irrésistiblement conquis par le spectacle qui s’offrait à leurs yeux. Sur la rive droite de la Pipestone, qui va se jeter dans le lac des Chênes, les coteaux garnis de saules et de trembles contrastaient de façon agréable avec la plaine légèrement ondulée se déroulant au nord. La rivière, qui peut prendre les allures d’un torrent furieux à la saison du dégel, se transforme en un paisible cours d’eau aux bords tantôt escarpés, tantôt inclinés mollement en larges prairies naturelles égayées de fleurs sauvages. On distingue au loin les contours un peu flous de la montagne de l’Orignal, qui abritait à cette époque ours, orignaux, loups des bois et chevreuils.

Les trois hommes, d’un commun accord, jugèrent l’endroit idéal, offrant des facilités égales pour l’élevage des animaux et la production des céréales. Leur chef, le Dr Rudolph Meyer, Alsacien de haute distinction, né près de Mulhouse, était de mentalité nettement française et catholique. Sa famille, riche et considérée, était restée au pays après 1871. Maire de sa commune, lui-même occupait un poste administratif important. Mais à la suite d’un revers de fortune, il dut liquider tous ses biens et décida de passer en France. Deux années durant, il fut régisseur du château de la Rolanderie à Maule (Seine-et-Oise), propriété d’un richard du nom de Lorin. En partant pour le Canada, il disposait d’une somme de 100,000 francs ($20,000} que lui avait confiée son opulent patron. Sa mission consistait à y établir un centre de colonie française et d’exploitation agricole. Meyer abandonnait ainsi l’intendance de la Rolanderie, dans la région parisienne, pour venir fonder la Rolanderie de l’Ouest canadien.

L’Alsacien avait à son emploi, à Maule, un jeune homme excellent jardinier, Émile Renoult, de Marq (Seine-et-Oise), qui consentit à le suivre. L’autre compagnon était le comte Yves de Roffignac, originaire de la Haute-Vienne, plein d’allant et d’enthousiasme juvénile, ambitieux, mais d’esprit peu réfléchi. Il ne fut pas, comme on l’a répété, co-fondateur de la Rolanderie et n’en eut la direction qu’après le départ de Meyer.

Le premier soin des trois colons fut de prendre chacun un homestead. Une cousine du chef venue avec lui, et qu’il ne tarda pas à épouser, en fit autant. Son futur mari choisit pour elle une terre au fond de la vallée, près de la rivière. À cet endroit, qui était d’un charme particulier, on construisit tout de suite une vaste gentilhommière qui fut la « Maison de la Rolanderie » et devint le vrai centre de l’exploitation agricole. L’année suivante naissait le premier enfant catholique sur le territoire de la future paroisse de Saint-Hubert, Otto-Heinrich Meyer.

L’entreprise ne tarda pas à prendre un rapide essor. Intelligent, cultivé, intrigant et fort débrouillard, son directeur réussit aisément à agrandir le domaine, soit en acquérant du terrain à bon marché, soit en s’en faisant donner par le gouvernement. En moins de trois ans, il se vit ainsi à la tête de vingt-huit quarts de section (4,880 acres), la plus grande partie chevauchant la vallée de la Pipestone.

La Rolanderie s’attacha surtout à l’élevage des bovins Shorthorn. Ses bêtes de race se vendaient pour la reproduction et comme bœufs de labour, alors très employés sur la ferme. L’élevage des chevaux et des porcs se pratiquait aussi, mais sur une moins large échelle. On ne cultivait guère les grains que pour la consommation sur place par les animaux. Ce genre d’exploitation nécessitait une nombreuse main-d’œuvre. Les Français et les Belges émigrés ne suffisant pas, il fallut recourir aux autres que l’on put trouver dans le voisinage. Il y en eut de toutes races et de toutes langues : une vraie Tour de Babel. Mais au bout de quelques années, il fut possible de recruter le personnel exclusivement parmi les francophones. Pour le loger, de petites maisons