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furent construites à proximité de celle de la Rolanderie.


Une colonie de comtes Français en Saskatchewan

La famille Le Bidan de Saint-Mars, composée du père, de la mère et de huit enfants, semble être venue peu après le premier groupe, mais ne fit qu’un bref séjour. L’année suivante arrivent presque tous les gros personnages qui, avec le trio initial, formeront le premier noyau de la colonie : le comte Jean de Jumilhac, du Calvados, à qui devait échoir le titre de duc de Richelieu après son retour en France ; le comte Joseph de Farguettes, de Toulouse ; le comte de Beaulincourt et sa famille ; le comte Henri de Soras, d’Annonay (Ardèche) ; le vicomte Joseph de Langle, d’Alençon ; Robert Wolfe, de Lyon, associé de la célèbre maison de pianos Pleyel-Wolfe et beau-frère du fabricant des pneus Michelin.

Le comte de Jumilhac fit construire une belle demeure aux murs percés de multiples fenêtres, qui dominait la vallée et prit le nom ancestral de Richelieu. En société avec Wolfe et Soras, il se lança dans l’élevage des moutons. L’affaire eut un bon départ, grâce à un berger écossais d’expérience qui sut se procurer des béliers de race pure, ainsi que des brebis Shropshire et Oxford Down. Par la suite, le comte de Soras resta seul propriétaire du troupeau. Il organisa une vaste installation dans la montagne, à 40 milles de Whitewood.

Yves de Roffignac, après avoir été quelque temps l’hôte du Dr Meyer à la Rolanderie, choisit sur son homestead un petit plateau en contrebas pour y élever une splendide demeure qui justifiait son nom de Bellevue. On l’appelait aussi la Maison blanche, à cause de la couleur éclatante de ses murs peints en blanc. Le jeune comte y accueillit Farguettes et de Langle, qui s’associèrent avec lui dans l’élevage des chevaux de remonte pour l’armée française. Les nouveaux venus fournirent les capitaux, l’autre se contentant de l’apport de sa présumée expérience. Ils achetèrent 135 juments et quinze étalons que Roffignac conduisit lui-même de Regina sur le ranch, avec l’aide du célèbre cow-boy Pascal Bonneau, fils. Soixante-cinq autres juments furent amenées de Pincher-Creek, en Alberta. La société ne dura qu’un an et prit fin par un procès retentissant qui se déroula en France. Roffignac le perdit, ce qui lui asséna un rude coup financier. Le comte de Farguettes renonça à la vie de rancher et Joseph de Langle demeura le seul propriétaire des chevaux.


Culture de la chicorée et de la betterave

Ce qui manque le plus à la Rolanderie, ce sont de vrais travailleurs pour la culture du sol et les multiples besognes qui se présentent dans un pays nouveau où il faut tout créer. L’agent de colonisation Auguste Bodard, qui a jeté un coup d’œil en passant sur ces débuts spectaculaires, écrit avec appréhension : « Sur neuf familles françaises à Whitewood, plus de la moitié n’ont jamais cultivé et elles se plaignent du pays quand c’est leur faute ». Mais il a soin d’ajouter : « Quant aux paysans français, ceux-là réussissent toujours. »

L’arrivée dans la colonie du baron de Brabant et de son frère va donner un nouvel élan à l’activité générale. À la suite de plusieurs voyages en Amérique, ce Hollandais entreprenant a constaté l’étrange absence de toute culture de chicorée sur le continent. La région offrant des avantages exceptionnels de ce côté, il décide d’y faire pousser la fameuse plante qui résiste aux gelées. Associé du comte de Roffignac, le baron s’est installé dans la maison de Bellevue, avec son frère, sa femme et ses trois enfants. Sur toutes les terres qui dépendent du domaine, la chicorée règne en maîtresse et dès l’année suivante, tous les fermiers vont imiter cet exemple.

Les Brabant, experts en la matière, prirent en mains la direction technique et le comte fournit les capitaux. La semence et les machines furent importées d’Europe. Semée au printemps, la chicorée devait être récoltée à l’automne. Tout le travail — semailles, binage, éclaircissage, arrachage, séparation des racines de la tige — était exécuté à la main par des paysans qu’on avait fait venir de Hollande et de Belgique. Les racines étaient séchées par les Brabant à Bellevue, puis torréfiées à la Rolanderie par Émile Renoult, qui jardinait en été et torréfiait en hiver. Elles étaient alors moulues et mélangées avec du café également moulu.

Le produit fini, placé sur le marché dans des boîtes en fer-blanc sous le nom officiel de Bellevue Coffee Brand ou French Coffee, se vendit médiocrement. On reprochait à ce mélange de contenir plus de chicorée que de café. Au cours du premier hiver, un incendie se déclara dans l’écurie de Bellevue, détruisant tout le matériel de la manufacture. Sans se décourager, les frères Brabant repartirent à neuf, se transportant à Richelieu, chez leur nouvel associé, le comte de Jumilhac. Le résultat financier ne fut pas plus brillant et le feu vint encore une fois tout interrompre. C’était la fin, pensait-on. Mais l’industrie de la chicorée devait renaître de ses cendres et jouir d’une certaine prospérité.

La grande entreprise de la Rolanderie proprement dite, sous la direction de Rudolph Meyer, semblait en plein essor et à la veille de donner des profits lorsque le fondateur, après moins de quatre ans, crut devoir y renoncer personnellement. Dès l’automne de 1889, il quittait le pays pour ne plus revenir. Ce n’était pas un échec total, loin de là. Il laissait un splendide troupeau de Shorthorn, ainsi qu’un grand nombre de porcs et de chevaux. Mais en dépit de ses qualités réelles d’administrateur, Meyer se sentit apparemment débordé par une tâche au-dessus de ses forces. Les propriétés et le cheptel passèrent entre les mains d’une société qui se forma à Paris, sous le nom de Rolanderie Stock Raising