purement rationnelle pouvaient leur suffire. Mais, quand on accorderait à Balmès tous les points qu’il croit avoir si aisément établis, il n’éviterait pas l’examen particulier de tous les dogmes ; car il reconnaît lui-même que la raison ne peut souscrire qu’aux dogmes où elle ne rencontre pas une impossibilité absolue. Aussi, sans se borner à invoquer l’infaillibilité générale de l’Église, il entraîne plus d’une fois la philosophie sur le terrain théologique ; et bien qu’il se montre dans ces excursions moins téméraire que plusieurs philosophes de la même école, elles sont loin de lui avoir porté bonheur. Il voit, dans le mystère de la Trinité, « le type sublime de la distinction nécessaire du sujet et de l’objet au plus profond de l’intelligence. » Si les trois personnes divines sont à la fois unies et distinctes comme le sujet et l’objet dans la connaissance, ou bien elles constituent des êtres différents, c’est-à-dire autant de dieux, ou bien leur unité se manifeste dans l’identité au sujet et de l’objet, c’est-à-dire dans l’identité universelle du panthéisme. Sur le mystère eucharistique, Balmès n’est pas plus heureux. Il fait revivre, pour l’expliquer, une des distinctions les plus subtiles et les plus obscures de la scolastique, celle de deux sortes de rapports entre les parties de l’étendue, les unes intrinsèques (ordo ad se), les autres subordonnées à une certaine situation dans l’espace (ordo ad locum). Il oublie qu’il a ruiné d’avance cette distinction en identifiant l’étendue et l’espace : si l’espace occupé par un corps n’est que l’abstraction de son étendue même, que deviennent ces rapports intrinsèques, dans lesquels se conserverait, sous les apparences d’un autre corps et en plusieurs lieux à la fois, tout ce qui constitue l’etendue réelle du corps divin ?
Comme tous les philosophes de la même école, Balmès a, pour la scolastique, une admiration de parti pris, qui l’entraîne non-seulement à faire revivre des theories justement condamnées, mais souvent aussi à les dénaturer pour les concilier avec ses propres doctrines. C’est ainsi qu’après avoir combattu par d’excellents arguments le sensualisme moderne, il accepte le sensualisme scolastique comme faisant la part de l’activité propre de l’âme, grâce à l’intervention de Vintellect agent. Or lui-même reconnaît ailleurs que l'intellect agent n’est qu’un intermédiaire inutile, suscité par la fausse hypothèse des espèces intelligibles. Il se montre juste, en général, pour les grands philosophes de l’antiquité et des temps modernes ; mais, à partir du xvme siècle, il apporte dans ses jugements toute la partialité de son école. Il ne voit que des monuments de déraison dans les constructions de la métaphysique allemande, et il n’est pas même désarme par le bon sens timide des Écossais. Quant à notre école spiritualiste et éclectique, il refuse d’y voir autre chose que le panthéisme germanique : « Si les philosophes universitaires sont, en France, les humbles disciples de M. Cousin, M. Cousin lui-même, à son tour, qu’est-il autre chose que le successeur de Hegel et de Schelling ? »
L’injustice de ce dernier jugement est d’autant plus manifeste que Balmès, dès qu’il se maintient sur un terrain philosophique, se rattache, par tout l’ensemble de ses théories, au spiritualisme français du xixe siècle. Sa méthode est la méthode psychologique, éclairée par le sens commun et par l’étude comparée des systèmes, et, dans cette étude, il professe un véritable éclectisme. « Quand tous les philosophes discutent, dit-il, c’est, en quelque sorte, le genre humain qui discute. » Et ailleurs : « En général, il est dangereux de traiter légèrement une opinion que des intelligences de premier ordre ont défendue ; si ces opinions ne sont pas toutes la vérité, il est rare qu’elles n’aient pas en leur faveur de fortes raisons et au moins une portion de la vérité. » Son éclectisme a d’ailleurs les mêmes antipathies et les mêmes préférences que l’éclectisme français. La polémique contre l’école de Condillac tient une grande place dans ses écrits philosophiques, et, après les scolastiques, dont il est le sectateur plutôt que le disciple, les philosophes qu’il cite le plus souvent et avec l’admiration la plus sympathique, sont les grands métaphysiciens du xviie siècle, Descartes, Malebranche et Leibniz.
Si l’on pouvait séparer dans Balmès le philosophe de l’homme de parti, le premier ne mériterait guère (jue des éloges. C’est un esprit judicieux et éleve, qui sait honorer la raison et l’humanité. lia même une certaine impartialité générale, trop souvent démentie malheureusement dans ses jugements particuliers. « Je suis loin de confondre, dit-il, l’esprit philosophique du dernier siècle avec l’esprit du siècle présent ; à mes yeux, le panthéisme moderne n’est point un matérialisme pur, et jusque dans l’athéisme qui déshonore les doctrines de certaines écoles, il m’est doux de signaler des tendances spiritualistes. »
La Philosophie fondamentale contient toute la doctrine philosophique de Balmès. L’Art d’arriver au vrai ou le Critérium n’est qu’un manuel de logique pratique, entremêlé, comme la Logique de Port-Royal, de réflexions morales. Des pensées ingénieuses, parfois profondes, presque toujours dictées par un bon sens élevé, y sont développées dans un style élégant, mais un peu diffus. L’auteur y suit le mouvement de sa pensée, sans s’attacher à un ordre didactique. Un chapitre sur le choix d’une carrière se place entre une théorie de l’attention et des considérations métaphysiques sur la possibilité et sur l’existence. Nulle question n’est approfondie dans ses principes, et si quelques pages affectent un caractère spéculatif et abstrait, elles ne servent qu’à relier entre eux, souvent d’une façon peu heureuse, les conseils et les exemples pratiques auxquels l’ouvrage emprunte tout son prix.
Balmès a suivi, dans la Philosophie fondamentale, l’ancienne division de la philosophie en Logique, Métaphysique et Morale. Il traite, dans le premier livre, de la certitude, dans les suivants, des sensations, de l’étendue et de l’espace, des idées, de l’idée de l’être, de l’unité et du nombre^ du temps, de l’infini, de la substance, de la nécessité et de la causalité. Le dernier livre se termine par des principes de morale, rattachés à l’idée de causalité libre. Il n’y a point de place spéciale pour la psychologie, mais elle remplit et anime en réalité toutes les parties de l’ouvrage.
Balmès pose la certitude comme un fait, qu’il s’agit non d’établir, mais d’expliquer. Repoussant un critérium unique, il distingue trois sources de certitude : la conscience, pour les faits intérieurs ; l’évidence, pour les vérités idéales ; et Vinstinct intellectuel, pour le passage des faits de conscience et de l’ordre.idéal aux réalités extérieures. La conscience et l’évidence sont réunies dans le Cogito de Descartes, que Balmès analyse et justifie avec une certaine profondeur, mais auquel il reproche, comme Maine de Biran, de mêler deux principes distincts : un simple fait de conscience, et une proposition idéale, a savoir le rapport universel et nécessaire de la pensée avec l’existence. Quant à l’instinct intellectuel, il est aisé d’y reconnaître, bien que Balmès n’en dise rien, le sens commun et les principes constitutifs de l’entendement des Écossais