la pensée, dit-il, conçoit à la fois plusieurs objets, il faudrait que l’âme reçût à la lois plusieurs empreintes, celles d’un triangle et d’un carré par exemple, ce qui est absurde. Dans la théorie de la représentation sensible, jamais on n’expliquera comment l’intelligence peut réunir des perceptions diverses et simultanées dans l’unité de l’acte qui les combine et les compare (Sext. Emp. ; Adv. Mathem., lib. VII, p. 232). Ce que l’objet sensible produit dans l’âme n’est qu’une modification pure et simple, un effet, non une image. L’esprit peut éprouver en même temps plusieurs modifications distinctes, comme l’air qui, frappé simultanément par plusieurs voix, rend autant de sons qu’il a subi de modifications diverses. Puisque cette modification de l’âme est un effet, elle révèle la cause qui l’a produite, comme la lumière se manifeste, et manifeste aussi les objets qu’elle éclaire (Plut., de Plac. phil., lib. IV, c. xn). Ici apparaît de nouveau la question de la certitude. Ce n’était pas en invoquant la droite raison, c’est-à-dire le bon sens, que Zénon avait pu fermer la bouche aux chefs de l’Académie. Arcésilas lui objectait les illusions des songes, celles du délire, celles de l’ivresse, et demandait en quoi l’assentiment qui accompagne ces perceptions mensongères diffère de la vérité. Chrysippe s’attache donc à déterminer toutes les circonstances qui accompagnent les phénomènes du rêve et de la folie, toutes celles qui sont propres aux étals de veille et de santé. Toute connaissance légitime, dit-il, présente nécessairement les caractères suivants : 1° elle est produite par un objet réel ; 2“ elle est conforme à cet objet ; 3° elle ne peut être produite par un objet différent. Restait à dire quand la connaissance présente en effet ces caractères, ce qui est toute la question du critérium de la certitude. Ici Chrysippe, deux mille ans avant Descartes, en appelle à l’évidence irrésistible et impersonnelle, au sentiment direct et immédiat de la réalité. « Les perceptions et les idées qui proviennent d’objets réels, dit-il, arrivent à l’âme pures et sans mélange d’éléments hétérogènes, dans leur simplicité native, et elles sont fidèles, parce que l’âme n’y a rien ajouté de son propre fonds. » Telle est en peu de mots cette théorie du critérium de la certitude, qui a ruiné l’école d’Arcésilas et régné dans la science jusqu’au temps de Carnéade et de la troisième Académie.
Nous ne pouvons qu’indiquer ici quelques autres doctrines de moindre importance. Chrysippe avait fait de profondes recherches sur les éléments et les lois du langage, et ce sont ses ouvrages qui ont servi de modèle aux grammairiens de son école. Comme tout logicien, il attribuait aux signes une grande importance. Certains signes, disait-il, rappellent à l’esprit les idées précédemment acquises ; ils sont commémoratifs. Certains autres ont la vertu de porter à l’intelligence des idées nouvelles ; ils sont démonstratifs. Comme tout logicien aussi, Chrysippe avait remarqué que certaines idées entrent de force dans toutes nos conceptions, dans toutes nos croyances ; il s’était occupé d’en faire le compte, et avait donné une liste des catégories de l’intelligence. Ces catégories étaient au nombre de quatorze : ce qui sert de fondement, la substance, l’être ; la qualité, la manière d’être purement accidentelle ; la manière d’être purement relative. On remarque d’abord que ces termes sont entre eux dans un rapport décroissant d’extension. En tète la substance, c’est-àdire l’absolu, l’universel ; puis les modes selon leur ordre d’importance, c’est-à-dire le déterminéj le relatif à ses divers degrés. La question
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est de savoir comment, dans une doctrine où la raison ne fait qu’accepter ou rejeter les dépositions des sens, on arrive légitimement à la substance, à l’absolu. On se demandera même comment, avec les sens pour témoins et la raison pour gage, on peut savoir qu’il y a des qualités essentielles et permanentes. On n’en acceptera pas moins cette classification de Chrysippe, aussi judicieuse, aussi complète que celle d’Aristote, mais moins arbitraire et plus profonde. On trouvera seulement que cette liste déjà réduite était encore susceptible de réduction. Ce que Chrysippe avait fait pour les idées et pour leurs signes, il l’a fait pour les propositions et les arguments. Dans ses nombreux ouvrages, il avait traité des propositions en général, des divers genres d’opposition qu’elles ont entre elles, des propositions simples et complexes, possibles et impossibles, nécessaires et non nécessaires, probables, paradoxales, rationnelles et réciproques. Bien plus, parmi toutes les propositions imaginables, il avait essayé de déterminer celles qui ne dépendent que d’elles-mêmes et brillent de leur propre évidence. Il en avait trouvé cinq classes qui se ramenaient toutes au principe logique par excellence, à l’axiome de contradiction (Sext. Emp., Hyp. Pyrrh., lib. I, c. lxix ; Adv. Mathem., lib. VIII, p. 223 sq.). Enfin, tout en cherchant à simplifier les règles de l’argumentation, Chrysippe avait découvert de nouvelles classes de syllogismes, et fait remarquer que plusieurs espèces de raisonnements ne sont pas réductibles à la forme syllogistique.
La physique de Chrysippe est en parfait accord avec sa logique. En voici le premier dogme : il n’y a que des corps. L’infini n’a pas d’existence réelle ; « ce qui est sans limite, dit Chrysippe, c’est le néant. » (Stob., Ecl. I, p. 392.) Le vide, le lieu, le temps sont incorporels et infinis, autrement dit, ne sont rien. Deux choses existent : l’homme et le monde ; mais le monde et l’homme sont doubles. Il y a dans l’homme une matière inerte et passive, et une âme, principe de mouvement et de vie. De même, le monde a sa matière passive et son âme vivifiante qu’on appelle Dieu. Pour arriver à Dieu, Chrysippe essaye de démontrer : 1° que l’univers est un et dépend d’une seule cause ; 2° que cette cause est vraiment divine, c’est-à-dire souverainement raisonnable. L’unité du monde résulte de la liaison des parties entre elles et avec le tout. Rien n’est isolé, disait Chrysippe, et une goutte de vin versée dans la mer, non-seulement se mêle à toute la masse liquide, mais doit même pénétrer tout l’univers (Plut., Adv. Sloic., c. xxxvn). Puis, entrant dans les harmonies de la nature, il montrait que les plantes sont destinées à servir de nourriture aux animaux, ceux-ci à être les serviteurs de l’homme ou à exercer son courage, l’homme à imiter les dieux, les dieux euxmêmes à contribuer au bien de la société divine, c’est-à-dire du vaste ensemble des choses. Ainsi, tout se tient dans l’enchaînement universel des causes, de là cette audacieuse parole : « Le sage n’est pas moins utile à Jupiter que Jupiter au sage. » (Plut., Adv. Stoic., xxxin.) L’intelligence et la divinité de la cause du monde se démontre par l’ordre qui y règne, par la régularité avec laquelle s’accomplissent tous les phénomènes de la nature ; et à ceux qui parlaient du hasard, Chrysippe disait : « Il n’y a pas de hasard, ce qu’on^ appelle de ce nom n’est qu’une cause cachée à l’esprit humain. » Dieu est donc à la fois le principe de vie, le feu artistique d’où le monde est sorti comme d’une semence, et l’intelligence souveraine qui l’a organisée et qui le conserve. Ici se présente la
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