genres d’études, dit un de ses plus anciens biographes, Benvenuto d’Imola, que les uns l’appelaient poëte, les autres philosophe, les autres théologien. » Ainsi s’exprime également le premier traducteur français de la Divine Comédie, Grangier, dans la dédicace de sa traduction à Henri IV : « En ce poëme il se découvre un poëte excellent, un philosophe profond et un théologien judicieux. »
Le philosophe seul doit nous occuper ici dans la vie et dans les œuvres de Dante. Lui-même nous fait connaître dans son Banquet (Convito) le point de départ de ses études philosophiques. Il était au seuil de la jeunesse (vingt-cinq ans) lorsqu’il perdit la noble dame (Béatrice) qui lui avait inspiré ses premiers chants, et qui, retrouvée plus tard dans une merveilleuse vision, devait lui inspirer les derniers. Après quelque temps donné au plus violent désespoir, il chercha des consolations dans un autre amour. Or, l’objet de ce nouvel amour c’était, dit-il, « la très-belle et très-illustre fille de l’empereur de l’univers, à laquelle Pythagore a donné le nom de philosophie. » Il avait lu, pour faire diversion à sa douleur, la Consolation de Boëce et le traité de l’Amitié de Cicéron. Il y puisa le goût de la philosophie, et dès lors il fréquenta assidûment les lieux où on l’enseignait, c’est-à-dire les écoles des religieux et des philosophes. Suivant Benvenuto d’Imola, Dante étudia la philosophie naturelle et la morale à Florence, a Bologne et à Padoue, et la philosophie sacrée à Paris, où il ne vint que dans son âge mûr, après son bannissement (1302). C’est pendant son séjour à Paris que se place un tour de force philosophique raconté par Boccace : il aurait soutenu sans désemparer, contre quatorze adversaires, une de ces discussions de quolibet, si fréquentes dans les écoles du moyen âge. Si l’on en croit Jacques de Serravalle, évêque de Fermo, qui commentait la Divine Comédie au commencement du xve siècle, Dante serait venu en France avant son entrée dans la vie publique, et il y serait resté assez lontemps pour prendre à l’Université de Paris le grade de bachelier en théologie ; le manque d’argent l’aurait seul empêché d’y prendre celui de docteur. Il faut admettre ce témoignage, si l’on veut qu’il ait pu entendre un maître célèbre des écoles de la rue du Fouarre, Sigier de Brabant, que les savantes recherches de M. Victor Leclerc ont restitué à l’histoire de la scolastique (Histoire littéraire de France, t. XXI) : il l’a mis, en effet, au nombre des docteurs qui, en l’an 1300, jouissaient déjà de la béatitude du Paradis. Mais on sait qu’il ne laisse échapper aucune occasion de se mettre en scène : s’il avait personnellement connu Sigier, il n’aurait pas manqué de le rappeler.
Les études philosophiques de Dante se poursuivirent jusqu’à la fin de sa vie. Une thèse, de Aqua et Terra, imprimée à Venise en 1508, et dont il n’y a aucun motif de suspecter l’authenticité, est présentée, à la dernière page, comme ayant été soutenue par lui à Vérone le 20 janvier 1320.
La philosophie n’est étrangère a aucun des ouvrages de Dante. Ses poésies lyriques elles-mêmes contiennent souvent, soit directement, soit sous la forme de l’allégorie, des thèses philosophiques. Le Traité de la langue vulgaire (de Vulgari eloquio), débute par une théorie philosophique du langage, considéré comme une faculté exclusivement propre à l’homme, et dont l’usage lui a été révélé par Dieu en le créant. Le traité de la Monarchie est le développement de toute une philosophie politique. La Vie nouvelle est comme la préface du Banquet et de la Divine Comédie dans ces deux derniers ouvrages, toutes les parties de la philosophie sont représentées.
Des preuves intrinsèques fixent la composition du Banquet pendant l’exil de Dante, vers l’an 1303. C’est le premier livre de métaphysique écrit en langue vulgaire. Il tient, sous ce rapport, dans l’histoire de la philosophie italienne, une place, analogue à celle du Discours de la Méthode, postérieur déplus de trois siècles, dans l’histoire de la philosophie française. Ainsi que Descartes, Dante appelle à profiter de ses méditations, ou, comme il le dit, à s’asseoir à sa table philosophique ceux qui n’ont pas eu l’heur de se rencontrer dans les mêmes chemins que lui ; et, pour distribuer le pain de la vérité d’une main plus libérale, il préfère à la langue des savants celle des gens du monde et des femmes. Mais, s’il renonce à la langue des savants, il ne renonce pas à leurs procédés. Le Banquet est tout scolastique, non-seulement par l’abus des divisions, des distinctions, des syllogismes, mais par l’emploi de deux formes chères aux docteurs du moyen âge, le commentaire et l’allégorie. C’est un commentaire philosophique, non sur un livre d’Aristote ou sur le Maître des Sentences, mais sur trois Canzoni de Dante lui-même, et c’est par là qu’il se justifie surtout de l’avoir écrit en italien ; car le commentaire suit nécessairement la langue de l’œuvre commentée. Ces trois Canzoni sont des poésies d’amour (Dante avoue, dans la Vie nouvelle, que l’italien naissant ne comportait pas encore d’autres sujets) ; mais l’amour y est pris, grâce à l’allégorie, dans le sens le plus large, et lors même que tout semble s’y rapporter aux beautés sensibles, le commentaire en donne hardiment une interprétation métaphysique. Dante use, dans l’interprétation de sa propre pensée, de tous les raffinements du symbolisme. Il n’y distingue pas moins de quatre sens : le littéral, l’allégorique, le moral et l’anagogique ou inductif. Une simple invocation aux intelligences qui meuvent le troisième ciel, dans le premier vers d’une des poésies qu’il commente, donne lieu à toute une théorie du ciel, d’après le système de Ptolémée, à une exposition de la nature et de la hiérarchie des anges, et à une classification des sciences, reproduisant allégoriquement l’ordre des sphères célestes : aux cieux planétaires correspondent les sept arts libéraux ; aux deux pôles du ciel étoile, la physique et la métaphysique ; au Premier Mobile, la morale, et à l’Empyrée, la théologie. Ces rapprochements subtils entre l’ordre moral et l’ordre physique se retrouvent partout dans la science comme dans l’art du moyen âge. Ils se fondent sur une harmonie réelle, dans laquelle se manifeste l’unité de la création ; mais employés avec une confiance aveugle, comme procédé de raisonnement, sans tenir compte de l’imperfection des connaissances acquises et des différences de nature ou de degré qui séparent les divers ordres de vérités, ils ont été l’un des principaux obstacles aux progrès des sciences. Toutes les sciences, en effet, se moulant, en quelque sorte, les unes sur les autres, devenaient solidaires, et l’on ne pouvait changer les idées remues en physique, sans bouleverser, en même temps, la métaphysique, la morale et la théologie elle-même.
Les théories philosophiques du Banquet sont reprises, avec de nouveaux développements, dans la Divine Comédie, où elles se revêtent de vives et familières images, sans rien perdre de leur précision et do leur vigueur. Dante lui-même rapporte son poëme à la philosophie morale, et il lui assigne pour objet la destinée humaine déterminée par le mérite et le démérite (Épître dédicatoire au Paradis à Cane della scala). Mais