Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/79

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

parties, il vous sera impossible de les retrou­ver ensuite et de recomposer l’ensemble. On doit répondre que, sans doute, on ne peut ne pas apercevoir quelques rapports en étudiant les parties d’un tout ; mais ces rapports ne doivent pas préoccuper celui qui étudie chaque partie séparément, car alors il ne verra clairement ni les parties ni les rapports. L’esprit humain est borné et faible : une seule tâche lui suffit ; la concentration de toutes ses forces sur un point déterminé est la condition de la vue distincte ; il doit donc oublier momentanément l’ensemble, pour fixer son attention surcha : un des éléments pris en particulier ; puis, quand il les a suffi­samment examinés en eux-mêmes, les comparer et tâcher de découvrir leurs rapports. Ce sont là deux opérations distinctes, et qui ne peuvent être simultanées sous peine d’être mal exécu­tées. L’analyse est un procédé artificiel, et d’au­tant plus artificiel, que l’objet offre plus d’unité. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’un être organisé, dont toutes les parties sont dans une dépendance ré­ciproque, elle détruit la vie qui résulte de cette unité. Mais le moyen de faire autrement, si vous voulez étudier l’organisation d’une plante, d’un animal, de l’homme, le plus complexe de tous les êtres ? Il faut, dit-on, s’attacher à l’é­lément principal, au fait simple, le suivre dans ses développements, ses combinaisons et ses formes. Mais ce n’est pas là faire de la synthèse avec l’analyse, c’est faire de la synthèse pure. Ce fait simple, en effet, comment l’a-t-on obtenu ? A moins de le supposer et de partir d’une hypo­thèse, c’est l’analyse qui doit le découvrir. Aussi Condillac, qui prêche sans cesse l’analyse, em­ploie continuellement la synthèse. Prendre pour principe la sensation, la suivre dans toutes ses transformations, expliquer ainsi tous les phéno­mènes de la sensibilité, de l’intelligence et de la volonté, c’est procéder synthétiquement et non par analyse. Le Traité des Sensations est, comme on l’a fait remarquer, un modèle de synthèse ; mais aussi, où conduit une semblable méthode ? A un système dont la base est hypothétique, et dont la véritable analyse, appliquée aux faits de la nature humaine, démontré facilement la faus­seté. Mieux eût valu observer d’abord ces faits en eux-mêmes, sauf à ne pas bien apercevoir leurs rapports et laisser à d’autres le soin d’en former la synthèse.

L’analyse et la synthèse sont deux opérations de l’esprit si bien différentes, qu’elles supposent dans les hommes qui les représentent des qua­lités diverses et qui s’excluent ordinairement. En outre, de même qu’elles constituent deux moments distincts dans la pensée de l’individu, elles se succèdent aussi dans le développement général de la science et de l’esprit humain. Elles alternent et dominent chacune à leur tour dans l’histoire. Il y a des époques analytiques et des époques synthétiques : dans les premières, les savants sont préoccupés du besoin d’observer les faits particuliers, d’étudier leurs propriétés et leurs lois spéciales sans les rattacher à des prin­cipes généraux ; dans les secondes, au contraire, on sent la nécessité de coordonner tous ces détails et de réunir tous ces matériaux pour re­construire l’unité de la science. C’est ainsi, par exemple, que l’on a appelé le xvme siècle le siècle de l’analyse, parce (ju’il a en effet pro­clamé et généralisé cette methode, et lui a fait produire les plus beaux résultatsdanslessciences naturelles. Ce qui ne veut pas dire que la syn­thèse ne se rencontre pas dans les recherches des savants et des philosophes de cette époque. Ceux même qui l’ont dépréciée, Condillac, par exemple, l’ont employée à leur insu. D’ailleurs, le xviii® siè­cle s’est servi de l’induction, qui est une géné­ralisation, et par là une synthèse, et il n’a pas manqué non plus de tirer les conséquences de ses principes, ce qui est encore un procédé syn­thétique ; mais il est vrai que ce qui domine au xvme siècle, c’est l’observation des faits de la na­ture, et presque toutes les découvertes qui l’ont illustré sont dues à l’analyse.

Mais si ces deux méthodes sont distinctes, elles ne s’excluent pas ; loin de là, elles sont éga­lement nécessaires l’une à l’autre ; elles doivent se réunir pour constituer la méthode complète, dont elles ne sont, à vrai dire, que les deux opé­rations intégrantes. Qu’est-ce qu’une synthèse qui n’a pas été précédée de l’analyse ? Une œuvre d’imagination ou une combinaison arti­ficielle du raisonnement, un système plus ou moins ingénieux, mais qui ne peut reproduire la réalité ; car la réalité ne se devine pas : pour la connaître, il faut l’observer, c’est-à-dire l’é— tudier dans toutes ses parties et sous toutes ses faces. Une pareille synthèse, en un mot, s’appuie sur l’hypothèse. D’un autre côté, supposez que la science s’arrête à l’analyse ; vous aurez les ma­tériaux d’une science plutôt qu’une science véritable. Il y a deux choses à considérer dans la nature : les êtres avec leurs propriétés, et les rapports qui les unissent. Si vous vous bornez à l’étude des faits isolés, et que vous négligiez leurs rapports, vous vous condamnez à ignorer la moitié des cnoses, et la plus importante, celle que la science surtout aspire à connaître, les lois qui régissent les êtres, leur action récipro­que, l’ordre, l’accord admirable qui règne entre toutes les parties de cet univers. Vous ne con­naîtrez même qu’imparfaitement chaque objet particulier, car son rôle et sa fonction sont dé­terminés par ses rapports avec l’ensemble. La synthèse doit donc s’ajouter à l’analyse, et ces deux méthodes sont également importantes. Les règles qui leur conviennent sont faciles à déter­miner. L’analyse doit toujours précéder la syn­thèse ; en outre, elle doit être complète, s’étendre à toutes les parties de son objet ; autrement, la synthèse, n’ayant pas à sa disposition tous les éléments, ne pourra découvrir leurs rapports. Elle sera obligée de les supposer et de combler les lacunes de l’analyse par des hypothèses. Enfin l’analyse doit chercher à pénétrer jusqu’aux éléments simples et irréductibles, ne s’arrêter que quand elle est arrivée à ce terme ou quand elle a touché les bornes de l’esprit humain. Réu­nir tous les matériaux préparés par l’analyse, n’en rejeter et méconnaître aucun, reproduire les rapports des objets tels qu’ils existent dans la nature, ne pas les intervertir ou en imaginer d’autres, telle est la tâche et le devoir de la syn­thèse. Au reste, si ces règles sont évidentes, il est plus facile de les exposer que de les appliquer. Aussi, dans l’histoire, elles sont loin d’être exac­tement observées ; on doit tenir compte ici des lois du développement de l’esprit humain. La science débute par une analyse superficielle, qui sert de base à une synthèse hypothétique. La fai­blesse des théories dues à ce premier emploi de la méthode rend bientôt nécessaire une analyse plus sérieuse et plus approfondie, à laquelle suc­cède une synthèse supérieure à la première. Ce­pendant il est rare que l’analyse ait été complète j le résultat ne peut donc être définitif. La nécessite de nouvelles recherches et d’une application plus rigoureuse de l’analyse se fait de nouveau sentir. Tel est le rôle alternatif des deux mé­thodes dans le développement progressif de la science et dans son histoire ; mais la règle posée plus haut n’en conserve pas moins sa valeur absolue. La vraie synthèse est celle qui s’appuie sur