Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/121

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1333]
53
LIVRE I. — PARTIE I.

plus grand’partie de leur pays, et y prit plusieurs forts châteaux que ses gens obtinrent sur les Escots depuis un grand temps, et principalement la bonne cité de Bervich. Et étoient demeurés de par le roi anglois, pour tenir les frontières, plusieurs apperts chevaliers, bacheliers et écuyers, entre lesquels messire Guillaume de Montagu et messire Gautier de Mauny sont bien à ramentevoir ; car de la partie des Anglois ces deux en avoient toute la huée ; et faisoient souvent sur les Escots des hardies entreprises de belles chevauchées, de mêlées et de hutins ; et par usage le plus ils gagnoient sur eux ; dont ils acquirent grand’grâce devers le roi et les barons d’Angleterre. Et pour mieux avoir leur entrée et leur issue en Escosse et maîtriser le pays, messire Guillaume de Montagu qui fut appert, hardi et entreprenant chevalier durement, fortifia la bastide[1] de Rochebourch sur la marche d’Escosse, et en fit un bon châtel pour tenir contre tout homme ; de quoi le roi anglois lui en sut grand gré, et acquit si grand’renommée et si grand’grâce en ces entreprises du roi Édouard, que le roi le fit comte de Salebery, et le maria moult hautement et noblement. Aussi fit messire Gautier de Mauny, qui devint en ces chevauchées chevalier, et fut retenu du plus grand conseil du roi et moult avancé en sa cour. Et fit depuis le dit messire Gautier tant de belles appertises et de grands faits d’armes, si comme vous orrez avant en l’histoire, que ce livre est moult renluminé de ses prouesses.

Bien est vrai que aucuns chevaliers d’Escosse faisoient souvent ennui aux Anglois, et se tenoient toujours pardevers le sauvage pays d’Escosse, entre grands marais et grands forêts ; et là nul ne les pouvoit suir ; et suivoient aucune fois les Anglois de si près que tous les jours y avoit poingnis ou hutin. Et toujours messire Guillaume de Montagu et messire Gautier de Mauny, adonc nouvel chevalier, y étoient renommés pour les mieux faisans et les plus aventureux ; et y perdit à ces hutins et poingnis le dit messire Guillaume de Montagu, qui étoit hardi et dur chevalier merveilleusement, un œil pour ses hardies entreprises.

En ces grands marais et ces grands forêts là où ces seigneurs d’Escosse se tenoient, s’étoit jadis le preux roi Robert d’Escosse tenu par plusieurs fois, quand le roi Édouard, ayeul à celui dont nous parlons présentement, l’avoit déconfit, et conquis tout le royaume d’Escosse. Et plusieurs fois fut-il si mené et si déchassé que il ne trouvoit aucun en son royaume qui l’osât herberger, ni soutenir en châtel, ni en forteresse, pour doute de ce roi Édouard, qui avoit si nettement conquis toute Escosse qu’il n’y avoit ville, ni châtel, ni forteresse qui n’obéît à lui. Et quand ce roi Édouard étoit arrière revenu en Angleterre, ce preux roi Robert rassembloit gens, quelque part qu’il les pouvoit trouver, et reconquéroit ses châteaux, forteresses et ses bonnes villes, jusques à Bervich, les unes par force et bataille, les autres par beau parler et par amour. Et quand le roi Édouard le savoit, il en avoit grand dépit, et faisoit semondre son ost, et ne cessoit jusques à tant qu’il avoit de rechef déconfit et reconquis le royaume d’Escosse comme devant.

Ainsi avint entre ces deux rois, si comme j’ai ouï recorder, que ce roi Robert reconquit son royaume par cinq fois. Et ainsi se maintinrent ces deux rois, que on tenoit en leur temps pour les deux plus preux du monde, tant que le bon roi Édouard fût trépassé. Et trépassa en la bonne cité de Bervich[2] : et avant qu’il mourût il fit appeler son ains-né fils, qui fut roi après lui, pardevant tous ses hommes, et lui fit jurer sur saints que, sitôt qu’il seroit trépassé, il le feroit bouillir en une chaudière, tant que la chair se partiroit des os, et feroit la chair mettre en terre et garderoit les os ; et toutes fois que les Escots rebelleroient contre lui, il semonceroit ses gens et assembleroit, et porteroit avec lui les os de son père : car il tenoit fermement que, tant qu’il auroit ses os avec lui, les Escots n’auroient point victoire contre lui[3]. Lequel n’accomplit mie ce qu’il avoit juré ; ains fit son père rapporter à Londres, et là ensevelir contre son serment ; de quoi il lui meschey depuis en plusieurs ma-

  1. On appelait ainsi une ville nouvellement bâtie. Ce mot signifie dans le midi une maison de campagne.
  2. Édouard Ier mourut à Burgh-on-the-sands le 7 juillet 1307, à l’âge de 68 ans.
  3. Dans le onzième siècle le Cid avait exprimé un vœu à peu près semblable. Il commanda par son testament qu’on le plaçât revêtu de ses armes sur son bon cheval Babieca. (Romancero del Cid.)