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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

nières, si comme vous avez ouï ; et premièrement à la bataille d’Esturmelin où les Escots eurent victoire contre lui.


CHAPITRE LX.


Comment le roi de France alla voir le pape en Avignon, et comment, à la prédication du pape, il prit la croix pour aller outre mer ; et aussi fit le roi de Behaigne, le roi de Navarre et le roi d’Arragon.


Après que le jeune roi d’Angleterre eut fait hommage au roi Philippe de France de la comté de Ponthieu et de tout ce qui lui appartenoit à faire, eut le roi Philippe grâce et dévotion de venir voir le saint père, pape Benedict[1], qui pour le temps régnoit et se tenoit en Avignon, et de visiter une partie de son royaume, pour lui déduire et ébattre, et pour apprendre à connoître ses cités, ses villes et ses châteaux, et les nobles de son royaume[2]. Si fit faire en cette instance ses pourvéances grandes et grosses, et se partit de Paris, en très grand arroi, le roi de Behaigne et le roi de Navarre en sa compagnie, et aussi grand’foison de ducs et de comtes et de seigneurs ; car il tenoit grand état et étoffé, et faisoit grands livrées et grands dépens. Si chevaucha le roi ainsi parmi Bourgogne ; et fit tant par ses journées qu’il vint en Avignon, où il fut moult solennellement reçu du saint père et de tout le collège ; et l’honorèrent le plus qu’ils purent ; et fut depuis grand terme là environ avec le pape et les cardinaux ; et se logeoit à Ville Neufve près d’Avignon. Si vint le roi d’Arragon[3] en ce même temps aussi en cour de Rome, pour le voir et fêter, et y eut grands fêtes et grands solennités à leurs approchemens et à leurs assemblées ; et furent là tout le carême ensuivant. Dont il avint que certaines nouvelles vinrent en cour de Rome, que les ennemis de Dieu étoient trop fort rebellés contre la sainte terre, et avoient presque tout reconquis le royaume de Rasse[4], et pris le roi[5] qui s’étoit de son temps chrétienné, et fait mourir à grand meschef ; et menaçoient encore les incrédules grandement sainte chrétienté. De ces nouvelles fut le pape bien courroucé : ce fut raison, car il étoit chef de l’église, à qui tout bon chrétien se doit rallier.

Si prêcha le jour du saint vendredi[6], présens les rois dessus nommés, la digne souffrance de Notre Seigneur, et ennorta et remontra grandement la croix à prendre, pour aller contre les ennemis de Dieu ; et si humblement et si doucement forma la prédication, que le roi de France, mu de grand’pitié, prit la croix[7], et requit au saint père qu’il lui voulût accorder. Adonc pape Benedict, qui vit la bonne volonté du roi de France, lui accorda bénignement et la confirma, par condition que il absolvoit de peine et de coulpe, vrais confès et vrais repentans, le roi de France premièrement, et tous ceux qui iroient avec lui en ce saint voyage. Adonc par grand’dévotion, et pour l’amour du roi et lui tenir compagnie en ce pèlerinage, le roi Jean de Behaigne et le roi de Navarre[8] et le roi Pierre[9] d’Arragon la prirent, et grand’foison de ducs, de comtes et de chevaliers qui là étoient, et aussi quatre cardinaux, le cardinal de Naples[10], le cardinal de Pierregort[11], le cardinal Blanc[12] et le cardinal d’Ostie[13]. Si fut tantôt prêchée et

  1. Jacques Fournier, né dans le comté de Foix, pape sous le nom de Benoît XII.
  2. Les chroniques de France et le continuateur de Nangis fournissent des détails intéressans sur le voyage de Philippe de Valois, qu’ils placent avec raison sous l’année 1336 ; car il est certain que ce prince était à Avignon le 14 mars de cette année et qu’il était de retour à Paris le 22 mai suivant.
  3. D. Pèdre IV, qui venait de succéder à son père Alphonse IV, mort au mois de janvier.
  4. Rasse ou plutôt Rascie, en latin Rascia, ancien nom de la Servie, province de la Turquie d’Europe.
  5. Le roi dont il s’agit ici est probablement Étienne Vrosc, que son fils Étienne Duscian fit étrangler.
  6. Le 29 mars. Pâques était cette année le 31 de ce mois.
  7. Il voulut sans doute recevoir de nouveau la croix des mains du pape ; car il l’avait prise dès l’année 1333 à Paris, le vendredi 1er octobre, et avait ordonné qu’on prêchât la croisade dans tout son royaume.
  8. Philippe, comte d’Évreux, dit le Bon et le Sage, couronné à Pampelune le 5 mai 1328, et marié à Jeanne II, reine de Navarre, fille de Louis-le-Hutin et de Marguerite de Bourgogne.
  9. Pierre IV dit le Cérémonieux.
  10. Annibal Ceccano, archevêque de Naples, créé cardinal par Jean XXII en 1327.
  11. Talleyrand de Périgord, évêque d’Auxerre, créé cardinal par le même pape en 1321.
  12. Il paraît que Froissart traduit Albano par le mot françois Blanc, et qu’il veut parler de Gaucelin d’Eusa, évêque d’Albano, neveu de Jean XXII, qui le créa cardinal en 1316. Quelques manuscrits autorisent cette conjecture en désignant ce même cardinal que Froissart appelle le cardinal Blanc, par le nom de Cardinal d’Albanne.
  13. Bertrand Poyet, évêque d’Ostie, créé cardinal par le même pape et la même année que le précédent.