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LIVRE I. — PARTIE I.

d’or moult riche et moult noble sur son chef, plus haut cinq pieds que nul des autres, sur un banc d’un boucher, là où il tailloit et vendoit sa chair. Oncques telle halle ne fut à si grand honneur. Là endroit, pardevant tout le peuple qui là étoit, et pardevant tous les seigneurs, furent lues les lettres de l’empereur, par lesquelles il constituoit le roi Édouard d’Angleterre son vicaire et son lieutenant pour lui, et lui donnoit pouvoir de faire droit et loi à chacun, au nom de lui, et de faire monnoie d’or et d’argent, aussi au nom de lui, et commandoit par ses lettres, à tous les princes de son empire et à tous autres à lui sujets, qu’ils obéissent à son vicaire comme à lui-même, et fissent féauté et hommage comme au vicaire de l’empereur. Quand ces lettres eurent été lues, chacun des seigneurs fit hommage, féauté et serment au roi anglois, comme au vicaire de l’empereur ; et tantôt là endroit fut clamé et répondu entre partie[1] comme devant l’empereur, et jugé droit, à la semonce de lui ; et fut là endroit renouvelé et affermé un jugement et estatut qui avoit été fait en la cour de l’empereur au temps passé, qui tel étoit : que qui vouloit aucun grever ou porter dommage, il le devoit défier suffisamment trois jours devant son fait, et qui autrement le feroit, il devoit être atteint comme de mauvais et vilain fait. Cet estatut sembla être bien raisonnable à chacun ; mais je ne crois mie que depuis il ait été partout bien gardé. Quand tout ce fut fait[2], les seigneurs se départirent et créantèrent l’un à l’autre d’être appareillés sans délai à toutes leurs gens, ainsi que enconvenancé étoit, trois semaines après la Saint-Jean, pour aller devant Cambray, qui doit être de l’Empire, et étoit tourné pardevers le roi de France.


CHAPITRE LXXVII.


Comment le duc de Brabant envoya monseigneur Louis de Cranehen par devers le roi de France pour lui excuser qu’il ne voulût croire nulle mauvaise information contre lui.


Ainsi se départirent ces seigneurs : chacun en ralla en son lieu, et le roi Édouard, vicaire de l’Empire, s’en revint à Louvain, de-lez madame la roine sa femme, qui nouvellement étoit là venue à grand’noblesse et bien accompagnée de dames et de damoiselles d’Angleterre[3]. Si tinrent à Louvaing leur tinel moult honorablement tout cet hiver, et fit faire monnoie d’or et d’argent à Anvers, à grand’foison ; mais pour ce ne laissa le duc de Brabant de renvoyer soigneusement devers le roi de France monseigneur Louis de Cranehen son plus espécial chevalier et conseiller, pour lui excuser ; mais en la fin il le fit demeurer tout coi devers le roi, et lui chargea et enjoignit expressément que toujours il le excusât devers le roi, et contredit toutes les accusations qui pouvoient venir au dit roi à l’encontre de lui. Le dit messire Louis n’osa escondire le commandement du duc son seigneur, ains en fit toujours bien son devoir à son pouvoir ; mais au dernier il en eut pauvre guerdon ; car il en mourut en France de deuil, quand on vit apparemment le contraire de ce dont il excusoit le duc si certainement ; et en devint si confus qu’il ne voulut oncques puis retourner en Brabant. Si demeura tout coi en France pour soi ôter de soupçon tant qu’il vécut : ce ne fut mie longuement, si comme vous orrez en avant recorder en l’histoire.


CHAPITRE LXXVIII.


Comment le roi d’Angleterre fit ses pourvéances en Angleterre pour passer la mer, et manda à ses alliés qu’ils vinssent à lui sans délai, sur la foi que promis lui avoient.


Or passa cet hiver, puis revint l’été, et la fête de monseigneur Saint Jean approcha. Adonc ces

  1. C’est-à-dire une cause fut plaidée devant lui.
  2. D’autres historiens racontent autrement la prise de possession du vicariat de l’Empire par Édouard III. Suivant eux, il y eut une entrevue solennelle à ce sujet entre Édouard et Louis de Bavière à Cologne. On avait, disent-ils, dressé dans la grande place de Cologne deux trônes élevés pour ces deux princes. L’empereur s’assit le premier et le roi s’assit auprès de lui ; quatre grands ducs, trois archevêques, trente-sept comtes, une multitude innombrable de barons, bannerefs, chevaliers et écuyers assistaient à cette cérémonie. L’empereur tenait son sceptre de la main droite, ayant la gauche appuyée sur un globe. Un chevalier allemand lui tenoit sur la tête une épée nue. Dans cette attitude, il déclara publiquement la déloyauté, la perfidie et la lâcheté du roi de France : sur quoi il le défia et prononça qu’il avait forfait et perdu la protection de VEmpire. Il établit en même temps Édouard vicaire général de l’Empire et lui délivra la charte impériale à la vue des assistans. Pour couronner la pompe de cette cérémonie, l’empereur prétendit obliger Édouard à se prosterner devant lui et à lui baiser les pieds. Édouard indigné de cette proposition la rejeta avec hauteur. L’empereur choqué de ce refus insista mais Édouard lui déclara nettement qu’il n’en ferait rien. Louis de Bavière, quoique à regret, fut contraint de dissimuler et de dispenser le monarque anglais de cette cérémonie.
  3. On ignore la date précise de l’arrivée de la reine