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LIVRE I. — PARTIE I.


CHAPITRE CXLI.


Comment ceux de la garnison de Saint-Omer déconfirent trois mille Flamands qui étoient venus courre devant Saint-Omer.


De la prise messire Charles de Montmorency furent les François moult courroucés, mais amender ne le purent tant comme adoncques. Cette chose passa ; le siège se tint ; les prisonniers se rançonnèrent le plutôt qu’ils purent. Or vous recorderons d’une aventure qui avint aux Flamands que messire Robert d’Artois et messire Henry de Flandre gouvernoient, dont il en y avoit plus de soixante mille de la ville d’Ypres, de Popringhe, de Messines, de Cassel et de la châtellenie de Berg ; et se tenoient tous ces Flamands, dont les dessus dits étoient chefs, au val de Cassel logés en tentes et en trefs à grand arroi, pour contrester contre les garnisons françoises que le roi Philippe avoit envoyées à Saint-Omer, à Aire, à Saint-Venant et ès villes et forteresses voisines. Et se tenoient dedans Saint-Omer, de par le roi de France, le comte Dauphin d’Auvergne, le sire de Mercœur, le sire de Chalençon, le sire de Montagu, le sire de Rochefort, le vicomte de Thouars et plusieurs autres chevaliers d’Auvergne et de Limosin[1]. Et dedans Aire et dedans Saint-Venant aussi en avoit grand’foison ; et issoient souvent hors et venoient escarmoucher aux Flamands : si gagnoient aucune fois, et aucune fois y perdoient.

Or avint un jour à ces Flamands qu’ils s’en vinrent, environ trois mille, tous légers et habiles compagnons, et s’avalèrent et issirent hors de leurs logis pour venir hutiner devant Saint-Omer ; et se boutèrent dedans les faubourgs, et brisèrent plusieurs maisons, et entendirent tellement au pillage qu’ils dérobèrent tout ce qu’ils trouvèrent. La noise et l’effroi monta en la ville de Saint-Omer : adonc s’armèrent les seigneurs qui laiens étoient, et aussi firent toutes leurs gens, et se partirent par une autre porte que par celle devant qui les Flamands étoient venus ; et pouvoient être entour six bannières et deux cent bassinets[2], et environ cinq cent bidaux tous à pied ; et chevauchèrent tout autour de Saint-Omer, ainsi qu’ils avoient guides qui bien les savoient mener, et vinrent tout à temps à ces Flamands, qui se ensonnioient de piller et rober tout ce qu’ils trouvoient en la ville d’Arques, qui est assez près de Saint-Omer, et étoient dedans épars, sans capitaine et sans arroi. Et voilà les François soudainement venus sur eux, lances abaissées, bannières déployées, et en bon convenant de bataille, et en écriant : « Clermont ! Clermont ! au Dauphin d’Auvergne ! » Lors entrèrent en ces Flamands, qui furent tous ébahis quand si près ils les virent d’eux, et ne tinrent ordonnance ni conroy ; mais fuit chacun, qui mieux mieux, et jetèrent tout jus ce que chargé avoient, et prirent les champs, et François après eux, tuans et abattans par monceaux et par troupeaux ; et dura cette chasse bien deux lieues[3]. Et en y eut bien morts, des trois mille, dix-huit cents, et retenus quatre cents, qui furent amenés prisonniers à Saint-Omer[4].

  1. Les autres historiens français entrent dans beaucoup plus de détails sur le siège de Saint-Omer par Robert d’Artois, et font honneur de la défense de cette ville au duc de Bourgogne, au comte d’Armagnac et à d’autres chevaliers qui y étaient en garnison sous les ordres du duc, sans faire aucune mention de ceux dont parle Froissart ; mais on ne peut, ce semble, conclure autre chose de cette différence, sinon que Froissart et les autres historiens ont omis respectivement de nommer une partie de ceux qui contribuèrent à la défense de Saint-Omer.
  2. Simples soldats la tête couverte de bassinets.
  3. Cet événement arriva le 26 juillet.
  4. On peut reprocher ici à Froissart une erreur assez considérable : il suppose que les Flamands attaquèrent, sans chef et sans ordre, les faubourgs de Saint-Omer, tandis que les autres historiens disent unanimement que Robert d’Artois les soutenait en personne avec le reste de son armée et qu’il y fut complètement battu et mis en déroute par le duc de Bourgogne qui lui tua 4,000 hommes, suivant les uns, et 3,000 seulement, suivant les autres. Froissart a-t-il ignoré les circonstances de cet événement, ou les a-t-il omises à dessein ? Le ton de vérité et même de complaisance avec lequel il raconte en mille autres endroits les succès des Français, ne permet guère de le soupçonner dans celui-ci de partialité pour leurs ennemis : il paraît plus naturel de croire qu’il a ignoré ce qu’il n’a pas dit. C’est probablement aussi pour cette raison qu’il n’a point parlé du défi envoyé par Édouard au roi Philippe de Valois le 26 juillet, jour de la défaite de Robert d’Artois devant Saint-Omer, et de la réponse du roi de France en date du 30 de ce mois : pièces qui se trouvent dans tous les historiens cités et dans Rymer. De ce que Froissart ne dit rien de ce défi et parle d’un autre qui eut lieu, selon lui, l’année précédente, M. Lancelot conclut qu’il a confondu les temps et placé mal à propos sous l’année 1339 un fait qui appartient à l’année 1340. Cette critique, quoiqu’elle paraisse assez juste au premier coup d’œil, pourrait cependant n’être pas fondée ; car on n’a point de preuves qu’Édouard n’ait point défié Philippe de Valois dès l’année 1339 ; et dans les mœurs de ce siècle, il ne serait pas étonnant que le monarque anglais eût répété cette bravade : ainsi rien ne peut empêcher de croire que les deux cartels sont véritables.