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LIVRE I. — PARTIE I.

s’assemblèrent tous, hommes et femmes ; et firent ouvrir leurs portes, et vinrent à procession moult humblement contre le comte Derby et ses gens, et le menèrent en la grand’église, et lui jurèrent féauté et hommage, et le reconnurent à seigneur, au nom du roi d’Angleterre, par vertu de la procuration qu’il en portoit[1]. Ainsi eut en ce temps le comte Derby la bonne ville de Bergerac, qui se tint toujours depuis angloise. Or reviendrons-nous aux seigneurs de Gascogne qui étoient retraits en la ville et au château de la Réole, et vous conterons comment ils se maintinrent.


CHAPITRE CCXXII.


Comment le comte de Lille départit ses gens et les envoya en garnison par les forteresses de Gascogne.


Cette propre journée que le comte de Lille et les barons et les chevaliers de Gascogne qui avec lui étoient furent venus en la Réole, ils regardèrent et avisèrent l’un par l’autre qu’ils se départiroient et trairoient ès garnisons, et guerroyeroient par forteresses, et mettroient sur les champs quatre ou cinq cents combattans, dont ils feroient frontières ; et en seroit chef et meneur le sénéchal de Toulouse à Montauban, le vicomte de Villemur à Auberoche[2], et messire Bertrand des Prez à Pellagrue[3], messire Philippe de Dyon à Montagrée, le sire de Montbrandon à Maudurant[4], Ernoult de Dyon à Lamougies, Robert de Malemort à Beaumont en Laillois[5], messire Charles de Poitiers à Penne en Agenois, et ainsi les chevaliers de garnison en garnison. Si se départirent tous l’un de l’autre ; et le comte de Lille demeura en la Réole, et fit réparer la ville et la forteresse tellement qu’elle n’avoit garde d’assaut que on y fit, sur un mois ou deux. Or retournerons au comte Derby qui étoit en Bergerac.


CHAPITRE CCXXIII.


Comment le comte Derby se partit de Bergerac, et comment il prit le châtel de Langon, et s’enfuirent ceux qui dedans étoient.


Quand le comte Derby eut pris la possession et la saisine de Bergerac, et il fut rafraîchi par deux jours, il demanda au sénéchal de Bordeaux quelle part il se trairoit, car mie ne vouloit séjourner. Le sénéchal répondit qu’il seroit bon d’aller devers Pierregord, et en la haute Gascogne. Adonc fit le dit comte Derby ordonner toutes ses besognes et traire au chemin devers Pierregord, et laissa un chevalier capitaine en Bergerac, qui s’appeloit messire Jean de la Zouche.

Ainsi que les Anglois chevauchoient, ils trouvèrent un châtel qui s’appelle Langon dont le viguier[6] de Toulouse étoit capitaine, une moult appert armure de fer. Si s’arrêtèrent là et dirent qu’ils ne laisseroient pas ce châtel derrière. Si le commença la bataille des maréchaux à assaillir, et y furent un jour tout entier ; et là eut merveilleusement dur assaut, car les Anglois assailloient de grand’volonté, et ceux du fort se défendoient moult vaillamment. Néanmoins ce premier jour ils n’y firent rien ; lendemain presque tout l’ost fut devant, et recommencèrent à assaillir tellement et par si forte manière, avec ce que on avoit jeté ès fossés grand’foison de bois et de velourdes, que on pouvoit aller jusques aux murs sans danger, et que ceux de dedans se commencèrent à ébahir. Adonc leur fut demandé de messire Franque de Halle si ils se rendroient, et qu’ils y pourroient bien tant mettre qu’ils n’y viendroient jamais à temps. Ils réquirent avoir conseil de répondre : ce leur fut accordé. Ils se conseillèrent ; et me semble qu’ils se partirent de la forteresse et rien n’emportèrent, et s’en allèrent devers Monsac[7] qui se tenoit françoise. Ainsi eurent les Anglois le châtel de Langon. Si y établit le comte Derby un écuyer à capitaine, qui s’appeloit Aymon Lyon ; et laissa laiens avec lui jus-

  1. Le comte de Derby prit possession de Bergerac le 26 août jour de saint Barthélémy 1345, suivant une chronique manuscrite qui est à la tête des coutumes de Bordeaux, de Bergerac et de Bazadois. Biblioth. R., n.1481.
  2. Bourg du Périgord, entre Périgueux et Montignac.
  3. Pellegrue, sur la frontière du Bazadois et du bas Périgord.
  4. Madurand, sur la Dordogne, un peu au-dessous de Bergerac.
  5. Vraisemblablement Beaumont de Lomagne, sur la rivière de Gimone. Elle est nommée ici Beaumont en Laillois, parce qu’elle appartenait au comte de Lille en Jourdain, appelé dans tous les imprimés et dans plusieurs manuscrits le comte de Laille.
  6. Le viguier était le lieutenant du comte ou seigneur.
  7. Sur la Couse, dans le bas Périgord.