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LIVRE I. — PARTIE I.

Quand ces seigneurs de France, où moult avoit de grands seigneurs et de vaillans hommes qui étoient là venus pour quérir les armes, virent la proie approcher et leur bon sénéchal chasser, chacun sire écria son cri et fit sa bannière hâter et passer avant ; et s’en vinrent férir de plein bond en ces Anglois qui chassoient et qui furent tous émerveillés quand ils les virent ; et fussent volontiers retournés s’ils eussent pu ; mais ils n’eurent mie loisir, car ils furent tellement épars, que en bref heure ils furent tous rués jus, pris et morts. Là fut pris le capitaine et tous ceux d’honneur qui devers lui étoient, et le demeuraut mort. Et puis chevauchèrent les François vîtement devers la ville, et entrèrent dedans d’assaut, car elle étoit sans garde ; et la première bannière qui y entra ce fut celle du duc de Bourbon. Si se saisirent Les seigneurs de la ville, et la rafraîchirent de nouvelles gens et de capitaine, et puis s’en partirent à toute leur proie et leurs prisonniers, et revinrent lendemain devant la cité d’Angoulême, où le siége se tenoit, où ils furent reçus à grand’joie. Et moult y acquit le sénéchal de Beaucaire en cette chevauchée grand’grâce, pourtant qu’il l’a voit mise sus, combien qu’il y eût eu plus grands seigneurs assez qu’il n’étoit.


CHAPITRE CCLV.


Comment le capitaine d’Angoulême et tous ses compagnons s’en allèrent subtilement avec tous leurs biens à Aiguillon.


Ainsi se tint des seigneurs de France un grand temps le siége devant Angoulême. Et couroient les François tout le pays que les Anglois avoient conquis, et y faisoient maint destourbier, et ramenoient souvent en leur ost des prisonniers, et grands proies quand ils les trouvoient à point ; et moult y acquirent les deux frères de Bourbon grand’grâce, car ils étoient toujours des premiers chevauchans. Quand Jean de Norvich, capitaine et souverain d’Angoulême, vit et considéra que le duc de Normandie n’avoit talent de déloger, s’il n’avoit la cité à sa volonté, et sentoit que les pourvéances de laiens amenrissoient, et que le comte Derby ne faisoit nul apparent de lever le siége, et aussi que ceux de la ville s’inclinoient plus aux François que autre part, et volontiers se fussent piéça tournés, s’ils eussent osé, si se douta de trahison et que mal ne l’en prît, il et ses compagnons. Si se avisa que à toutes ces choses il pourverroit de remède, et se pourpensa d’une grand’subtilité. Droitement la nuit de la Purification Notre-Dame, à l’entrée de février[1], il vint aux créneaux de la cité, tout seul, sans soi découvrir de chose qu’il voulût faire ni dire, à nul homme, et fit signe de son chaperon qu’il vouloit parler à qui que ce fût. Ceux qui perçurent ce signe vinrent celle part et lui demandèrent qu’il vouloit. Il répondit : « Je parlerois volontiers à monseigneur le duc de Normandie, ou à l’un de ses maréchaux. » Ceux qui là étoient répondirent : « Demeurez là un petit, et nous irons devers lui et le vous ferons venir sans faute. » Adonc se partirent-ils de Jean de Norvich, et vinrent au logis du dit duc, et lui recordèrent que le capitaine d’Angoulême parleroit volontiers à lui ou à l’un de ses maréchaux. — « Savez-vous de quoi, dit le duc ? » Cils répondirent : « Monseigneur, nennin. » Lors s’avisa le duc et dit que lui-même iroit. Si monta à cheval, et aucuns chevaliers de son hôtel, et chevaucha jusques aux murs de la cité, et trouva Jean de Norvich qui s’appuyoit aux créneaux. Sitôt qu’il vit le duc, il ôta son chaperon et le salua. Adonc lui demanda le duc : « Jean, comment va ? Vous voulez vous rendre ? » Il répondit : « Je ne suis mie de ce conseillé à faire ; mais je vous voudrois prier que, pour révérence du jour Notre-Dame, qui sera demain, vous nous accordissiez un répit à durer le jour de demain tant seulement ; par quoi les nôtres ni les vôtres ne pussent gréver l’un l’autre, mais demeurassent en paix. » Le duc, qui n’y pensoit que tout bien, lui accorda liement, et dit : « Je le veuil. » Ainsi demeura la cité d’Angoulême en paix. Quand vint le jour de la Chandeleur au matin, Jean de Norvich s’arma, et fit armer tous ses compagnons uns et autres, et enseller leurs chevaux, et trousser tout leur harnois ; et puis fit ouvrir

  1. On a vu ci-dessus que l’armée s’assembla à Toulouse le 3 février ; ainsi il n’est pas possible qu’elle fût le 1er de ce mois devant Angoulême. De deux choses l’une, ou ce ne fut point l’armée assemblée à Toulouse qui assiégea Angoulême, comme le dit Froissart dans le chapitre qu’on vient de citer, ou bien la date qu’il assigne au siége de cette place est fausse. Si, au lieu de la Purification, il disait l’Annonciation, l’intervalle serait suffisant : peut-être son erreur vient-elle de ce qu’il a confondu ces deux fêtes.