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CHRONIQUES DE J. FROISSART.


CHAPITRE CCLVIII.


Comment le duc de Normandie commanda faire un pont sur la rivière devant Aiguillon, qui plusieurs fois fut dépecé par ceux du châtel.


Quand les seigneurs et les barons de France furent venus devant Aiguillon, ils regardèrent premièrement et considérèrent qu’ils ne pouvoient venir jusques à la forteresse, s’ils ne passoient la rivière, qui est large, longue et profonde. Or leur convenoit faire un pont pour la passer. Si commanda le duc que le pont fût fait, quoi qu’il coûtât. Si y vinrent, pour ce pont ouvrer, plus de trois cents charpentiers, qui y ouvroient jour et nuit. Quand les chevaliers qui dedans Aiguillon étoient, virent que ce pont étoit fait à moitié de la rivière, ils firent appareiller trois nefs, et entrèrent dedans, puis chassèrent tous ces ouvriers et les gardes aussi, et défirent, tantôt et sans délai, tout ce qu’ils avoient fait et charpenté à grand’peine, un grand temps. Quand les seigneurs de France virent ce, ils furent durement courroucés, et firent appareiller autres naves à l’encontre d’eux, et mirent dedans grand’foison de gens d’armes, Gennevois, bidaus et arbalétriers, et commandèrent aux ouvriers à ouvrer, sur la fiance de leurs gardes. Quand les ouvriers eurent ouvré un jour jusques à heure de midi, messire Gautier de Mauny, et aucuns de ses compagnons entrèrent en leurs nefs, et coururent sur ces ouvriers et leurs gardes ; et en y eut foison de morts et de blessés, et convint aux ouvriers laisser œuvre et retourner arrière. Et fut adonc défait quant qu’ils avoient fait ; et ils laissèrent des morts et des noyés grand’foison. Ces débats et cette riote recommençoient tous les jours. Au dernier, les seigneurs de France y furent si étoffément, et si bien gardèrent leurs ouvriers, que le pont fut fait, bon et fort. Si passèrent adonc les seigneurs et tout l’ost outre, armés et ordonnés par manière de bataille, et assaillirent le châtel d’Aiguillon fortement et durement, sans eux épargner. Et y eut ce jour très fort assaut et maint homme blessé, car ceux de dedans se défendoient si vassalement que merveilles seroit à recorder. Et dura cet assaut un jour tout entier ; mais rien n’y firent. Si retournèrent au soir en leurs logis, pour eux reposer et aiser ; et avoient bien de quoi ; car leur ost étoit bien pourvu de tous biens. Ceux du châtel se retrairent aussi, et remirent à point ce que brisé et rompu étoit ; car ils avoient grand’foison d’ouvriers.


CHAPITRE CCLIX.


Comment le duc de Normandie partit son ost en quatre parties pour assaillir Aiguillon et envoya querre les engins de Toulouse.


Quand vint lendemain, ces seigneurs de France s’assemblèrent, et regardèrent et avisèrent entre eux comment ils pourroient mieux et plus apertement gréver ceux du château. Si ordonnèrent, pour plus travailler leurs ennemis, qu’ils partiroient leur ost en quatre parties, desquelles la première partie assaudroit du matin jusqu’à prime, la seconde de prime jusques à midi, la tierce de midi jusques à vespres, et la quarte de vespres jusques à la nuit, car ils pensoient que les défendans ne pourroient tant durer. Si le fit ainsi par grand avis, et assaillirent par telle ordonnance cinq ou six jours. Mais ce ne leur valut rien, ains y perdirent grossement de leurs gens ; car ceux du châtel ne furent oncques si recrus, combien qu’ils fussent travaillés outre mesure, qu’ils ne s’abandonnassent au défendre si vaillamment, parquoi ceux de l’ost pussent rien gagner sur eux, non mie seulement le pont qui est devant le châtel. Et quand ils virent que assaut qu’ils y fissent ne leur profitoit rien, si en furent tous confus, et eurent autre conseil ; car ils envoyèrent quérir à Toulouse huit des plus grands engins qui y fussent, et encore en firent eux faire et charpenter quatre autres plus grands assez, et firent sans cesser ces douze engins jeter nuit et jour dedans le château. Mais ceux de la forteresse étoient si bien guérités, que oncques pierre d’engin ne les gréva, fors ès toits des maisons ; et avoient ceux du châtel bons engins qui débrisoient tous les engins de dehors ; et en peu d’heures en brisèrent six, dont ceux de l’ost furent moult courroucés. Et toujours avisoient et subtilloient comment ils les pourroient mieux gréver.