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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

mettre les besognes à point. Si devoit dedans le jour Saint-Michel r’être en la prison du roi dessus dit. Ce messire Boucicaut étoit un vaillant homme, grand chevalier et fort, et durement bon compain et bien en la grâce et amour du roi d’Angleterre et des Anglois, tout par sens et par beau langage qu’il avoit bien appareillé. Si trouva sur les champs, d’aventure, entre Saint-Pol et Hesdin, les maréchaux du roi d’Angleterre qui tantôt le reconnurent et qui lui firent grand’chère ; car ils savoient bien qu’il étoit prisonnier. Si leur demanda le roi où il étoit. Ils lui répondirent que ils l’y mèneroient tout droit, car aussi alloient-ils celle part. Si se mit le dit messire Boucicaut en leur compagnie, et firent tant, qu’ils vinrent devant Blangis où le roi étoit logé. Messire Boucicaut se traist tantôt devers le roi que il trouva devant son pavillon et regardoit une lutte de deux Bretons. Quand messire Boucicaut fut trait devers le roi, il s’inclina tout bas, et le salua. Le roi, qui désiroit ouïr nouvelles de son adversaire le roi Jean, dit ainsi : « À bien vienne, Boucicaut ! » Et puis lui demanda : « Et dont venez-vous, messire Boucicaut ? » — « Monseigneur, répondit le chevalier, je viens de France, et tout droit de la cité d’Amiens où j’ai là laissé le roi mon seigneur et grand’foison de noble chevalerie, dont je espoir que vous orrez temprement d’autres nouvelles. »

Le roi d’Angleterre pensa un petit et puis dit : « Messire Boucicaut, qu’est çou à dire, quand mon adversaire sait que je suis logé en son pays, et ai jà été par trois jours à siége devant un de ses châteaux, et si a tant de chevaliers que vous dites, et si ne me vient point combattre ? » Messire Boucicaut répondit moult avisément et dit : « Monseigneur, de tout ce ne sais-je rien, car je ne suis mie de son secret conseil ; mais je me viens remettre en votre prison pour moi acquitter envers vous. » Adonc dit le roi une moult belle parole pour le chevalier : « Messire Boucicaut, je sais bien que si je vous voulois plenté presser, j’aurois bien de vous vingt ou trente mille florins, mais je vous dirai que vous ferez. Vous irez à Amiens devers mon adversaire, et lui direz où je suis, et que je l’y ai attendu trois jours ; encore l’y attendrai-je cinq ; et que là en dedans il traie avant, il me trouvera tout prêt pour combattre : et parmi tant que vous ferez ce message, je vous quitte votre prison. » Messire Boucicaut fut tout réjoui de ces nouvelles, et dit : « Monseigneur, votre message ferai-je sans faillir bien à point, et vous me faites grand’courtoisie. Dieu le vous puisse mérir ! »

Assez tôt après ces paroles, fut-il heure de souper. Si soupa le roi et six chevaliers et messire Boucicaut avec eux. Quand ce vint au matin, messire Boucicaut monta à cheval et sa mesnée, et se mit au retour au plus droit qu’il put devers Amiens, et fit tant qu’il y parvint. Si trouva là le roi de France et grand’foison de ducs, de comtes, de barons et de chevaliers ; si fut-il bien venu entre eux, et eurent grand’merveille de ce que il étoit si tôt retourné. Si leur conta son aventure, et fit au roi tout premièrement son message, ainsi que le roi d’Angleterre lui mandoit, présens grand’foison de hauts seigneurs ; et puis dit messire Boucicaut tout en riant : « Le lever de ce message est tel que le roi d'Angleterre m’a quitté ma prison, qui me vient trop bien à point. » Le roi de France répondit : « Boucicaut, vous avez pris pour vous, et nous y entendrons pour nous, quand bon nous semblera, non à l’aise ni ordonnance de nos ennemis. »

Ainsi demeura la chose en cel état, et le roi de France encore à Amiens. Ni point ne se mut pour le mandement du roi d’Angleterre, car toudis lui vendant gens, et encore en attendoit-il.

Quand le roi d'Angleterre, puis le département de monseigneur Boucicaut, vit que le roi Jean ne trairoit point avant, et que les jours étoient passés que ordonnés il y avoit, il eut conseil de déloger, et de lui retraire vers Calais, car pour celle saison il en avoit assez fait. Si délogea le dit roi, et se délogèrent toutes ses gens ; et puis se mirent au chemin toute l’Alequine, un beau plain chemin qui s’en va tout droit devers Calais : si passèrent parmi la comté de Fauquemberg.

Quand le roi de France, qui se tenoit à Amiens, sçut que le roi d’Angleterre s’en retournoit vers Calais, à prime se délogea-t-il ; et fut tout courroucé sur ceux qui l’avoient là tant tenu, car on l’avoit informé que le roi d’Angleterre viendroit mettre le siége devant Arras, et là le vouloit-il trouver et combattre. Si se hâta le dit roi durement et s’en vint gésir ce premier jour à Saint-Pol à Terouenois[1] et le lendemain à Terouane ;

  1. Sur la Ternoise.