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LIVRE I. — PARTIE II.


CHAPITRE LX.


Comment l’Archiprêtre s’en alla robant et exillant le pays jusques en Avignon ; et comment le pape le reçut honnêtement.


En ce temps même prit un chevalier que on clamoit monseigneur Regnault de Cervole, et communément l’Archiprêtre, et une grand’compagnie de gens d’armes assemblés de tous pays, qui virent que leurs souldées étoient faillis, puisque le roi de France étoit pris. Si ne savoient où gagner en France. Si s’en allèrent premièrement vers Provence, et y prirent et échelèrent plusieurs fortes villes et forts châteaux ; et dérobèrent tout le pays jusques en Avignon et environ Avignon[1] ; et n’avoient autre chef ni capitaine que le chevalier dessus nommé. Dont le pape Innocent VIe qui pour lors demeuroit en Avignon, et tous ses cardinaux, avoient tel doute d’eux et de leurs corps que ils ne s’en savoient comment déduire ; et faisoient armer jour et nuit leurs familiers. Et quand cil Archiprêtre et ses gens eurent pillé et robé tout le pays, le pape et le collège qui pas n’étoient assur, firent traiter devers l’Archiprêtre ; et vint sur bonne composition en Avignon, et la plus grand’partie de ses gens ; et fut aussi revéremment reçu comme s’il eût été fils au roi de France, et dîna par plusieurs fois au palais de-lez le pape et les cardinaux ; et lui furent pardonnés tous ses péchés[2], et au partir lui fit délivrer quarante mille écus pour départir à ses compagnons. Si s’espartirent ces gens là : mais toujours tenoient-ils la route le dit Archiprètre.


CHAPITRE LXI.


Comment une grand’compagnie de brigands s’assemblèrent entre Paris et Orléans et aussi en Normandie.


Encore en ce temps s’éleva une autre compagnie de gens d’armes et de brigands assemblés de tous pays ; et conquéroient et roboient de jour en jour tout le pays entre la rivière de la Seine et la rivière de Loire : par quoi nul n’osoit aller entre Paris et Vendôme, ni entre Paris et Orléans, ni entre Paris et Montargis ; ni nul n’y osoit demeurer ; ains étoient tous les gens du plat pays affuis à Paris ou à Orléans. Et avoient fait ces dits compagnons un capitaine d’un Gallois que on appeloit Ruffin[3] ; et le fit faire chevalier ; et devint si riche et si puissant d’avoir, que on n’en pouvoit trouver le nombre. Et chevauchoient souvent ces dites compagnies près de Paris, un autre jour vers Orléans, une autre fois vers Chartres ; et ne demeura place, ville, ni forteresse, si elle ne fut trop bien gardée, qui ne fût adonc toute robée et courue[4] ; c’est à savoir, Saint-Arnoul, Galardon, Bonneval, Clois, Estampes, Chastres[5], Montlehéry, Peviers en Gastinois, Larchant, Milly, Château-Landon, Montargis, Yevre[6], et tant d’autres grosses villes que merveilles seroit à recorder. Et chevauchoient à val le pays par troupeaux, ci vingt, ci trente, ci quarante ; et ne trouvoient qui leur détournât ni encontrât pour eux porter dommage. D’autre part, au pays de Normandie sur la marine, avoit une plus grand’compagnie de pilleurs et de robeurs Anglois et Navarrois, desquels messire Robert Canolle étoit maître et chef, qui en telle manière conquéroit villes et châteaux ; et ne leur alloit nul au devant. Et avoit le dit messire Robert Canolle jà de long-temps tenu celle ruse ; et finât dès lors bien de cent mille écus ; et tenoit grand’foison de soudoyers à ses gages, et les payoit si bien que chacun le suivoit volontiers.


CHAPITRE LXII.


Comment le prévôt des marchands et ses alliés tuèrent au palais trois chevaliers en la présence du duc de Normandie.


En ce temps que les trois états gouvernoient, se commencèrent à lever tels manières de gens qui s’appeloient Compagnies, et avoient guerre à toutes gens qui portoient malettes. Or vous dis que les nobles du royaume de France et les prélats de sainte église se commencèrent à tanner de l’emprise et ordonnance des trois états. Si en

  1. Ce fut au mois de juillet 1357, suivant l’un des auteurs de la vie d’Innocent IV, qu’Arnaud de Cervole, archiprêtre de Vergues, entra dans le comtat Venaissin et mit le pape et les cardinaux à contribution.
  2. L’usage de traiter avec les voleurs a été conservé jusqu’aujourd’hui par le gouvernement ecclésiastique. Le pape Pie VII s’est empressé de le rétablir à Rome après son retour.
  3. Barnès l’appelle Griffith.
  4. Ces événemens paraissent être de la fin de l’année 1357 et du commencement de la suivante. Les Chroniques de France placent la prise d’Étampes au mardi 16 janvier 1357–1358.
  5. Aujourd’hui Arpajon.
  6. Bourg de la Beauce.