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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

ils se trouvèrent bien mille lances de bons combattans. Si chevauchèrent ces gens d’armes de nuit, ainsi que guides les menoient, et vinrent sur un ajournement devant Mauconseil.

Cette matinée faisoit si grand’bruine que on ne pouvoit voir un arpent de terre devant loin. Sitôt qu’ils furent venus ils se férirent soudainement en l’ost des François, qui de ce point ne se gardoient, et qui dormoient à petit guet, comme tous assurés. Si écrièrent les Navarrois leur cri, et commencèrent à découper et à tuer gens et abattre tentes et trefs à grand exploit ; car les François furent pris sur un pied, tellement qu’ils n’eurent loisir d’eux armer ni recueillir ; mais se mirent à la fuite qui mieux pouvoit devers la cité de Noyon qui leur étoit assez prochaine ; et les Navarrois après. Là eut grand’bataille et dur hutin et moult de gens morts et renversés entre Noyon et Ourquans l’abbaye et entre Noyon et le Pont l’Évêque, et tout là entour ; et gisoient les morts et les blessés à monceaux sur le chemin de Noyon et entre haies et buissons. Et dura la chasse jusques aux portes de Noyon ; et fut la cité en grand péril de perdre ; car les aucuns disent, qui furent là d’un lez et de l’autre, que si les Navarrois eussent voulu bien à certes ils fussent entrés dedans, car ceux de Noyon par cette déconfiture furent si ébahis, que quand ils rentrèrent en leur ville ils n’eurent mie avis de clorre la porte devers Compiègne ; et fut pris l’évêque de Noyon devant les barrières et fiancé prisonnier[1] ; autrement il eût été mort. Là furent pris messire Raoul de Raineval, le sire de Cauny et les deux fils au Borgne de Rouvroy, le sire de Turote[2], le sire de Vandeuil, messire Antoine de Codun, et bien cent chevaliers et écuyers ; et en y eut de morts bien quinze cents ; et par espécial ceux de la cité de Tournay y perdirent trop grossement, car ils étoient là venus en grand’étoffe et très bon arroy et riche. Et veulent dire les aucuns que de sept cents qu’ils étoient, il en retourna moult petit que tous ne fussent morts ou pris, car ceux de Mauconseil issirent aussi qui paraidèrent à faire la déconfiture, qui fut l’an de grâce mil trois cinquante huit, le mardi prochain après la Notre-Dame en mi-août qui fut adonc par un samedi[3].


CHAPITRE LXXVI.


Comment les Navarrois ardirent l’abbaye d’Ourquans ; et comment ils s’espandirent cil plusieurs lieux sur la rivière d’Oise et d’Esne ; et comment ils prirent la forte ville de Vely.


Cette déconfiture enorgueillit et amonta si les Navarrois et leurs routes qu’ils chevauchèrent par tout le pays à leur volonté et emmenèrent la plus grand’partie de leurs prisonniers à Creil, pourtant qu’il y a bonne ville et forte et bien séant. Et conquirent là très grand avoir, tant en joyaux comme en prisonniers que ils rançonnèrent depuis bien et fort ; et en devinrent les compagnons si riches et si jolis que merveilles ; et rançonnèrent ces bourgeois de Tournay et d’autres villes à selles étoffées bien friquement, à fers de glaives, à haches et à épées, à jacques, ou à gippons[4], ou à houseaux[5] et à toutes manières d’outils qui leur afféroient. Les chevaliers et les écuyers rançonnoient-ils assez courtoisement, à mise d’argent, ou à coursiers, ou à roncins ; ou d’un povre gentilhomme, qui n’avoit de quoi rien payer, ils prenoient bien le service un quartier d’an, ou deux, ou trois, ainsi qu’ils étoient d’accord. De vins, de vivres et de toutes autres pourvéances avoient ils bien et largement ; car le plat pays leur en délivroit assez, pour cause de rédemption ; ni rien n’alloit dedans les bonnes villes, fors en larcin ou par bon sauf-conduit que ils vendoient bien chèrement ; et cela tenoient ils entièrement, excepté trois choses, chapeaux de bièvres, plumes d’ostruce, et fers de glaive : oncques ils ne voulurent mettre ni accorder ces trois choses en leurs sauf-conduits. Si firent ceux de Mauconseil, depuis cette besogne avenue, assez plus de maux que devant, et ardirent la plus grand’partie de l’abbaye d’Ourquans, dont ce fut grand dom-

  1. Le continuateur de Nangis dit que l’évêque de Noyon avait été fait prisonnier lorsque les Anglais et Navarrais s’emparèrent de Mauconseil. Mais l’accord de Froissart avec les Chroniques de France ne permet pas d’adopter ce récit.
  2. Probablement, Torote ou Tourote, maison qui possédait la châtellenie de Noyon.
  3. Cette date est évidemment fausse : l’Assomption de la Vierge arriva en 1358 le mercredi et non le samedi. Il vaut mieux adopter celle des Chroniques de France, qui placent cet échec au mardi 14 août.
  4. Espèce de chaussures, bottines.
  5. Pourpoint, casaque.