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LIVRE I. — PARTIE II.

mage, et moult en déplut grandement aux capitaines de Mauconseil quand ils le sçurent. Si se épandirent ces Navarrois en plusieurs lieux d’une part et d’autre la rivière d’Oise et d’Esne, et vinrent deux hommes d’armes apperts durement, Radigois de Dury et Robin l’Escot[1], prendre par eschellement la bonne ville de Vely[2], dont ils firent une bonne garnison, et la réparèrent et fortifièrent durement. Ces deux compagnons avoient dessous eux à leurs gages bien quatre cents compagnons, et retenoient toutes manières d’autres gens, Allemands, Hainuyers, Flamands, Brabançons et autres étrangers, et leur donnoient certaines souldées, et payoient de mois en mois.

Si couroient ceux de Vely, ceux de Mauconseil, ceux de Creei et ceux de la Harelle partout où ils vouloient, ni nul ne leur contredisoit ; car les chevaliers et les écuyers étoient tout embesognés de garder leurs forteresses et leurs maisons. Et alloient ces Navarrois et ces Anglois, et chevauchoient ainsi qu’ils vouloient, une fois armés et l’autre désarmés ; et s’ébattoient de fort en fort, tout ainsi comme si le pays fût en paix. Le jeune sire de Coucy faisoit bien garder les châteaux et soigneusement ; et étoit ainsi que souverain et gouverneur de toute la terre de Coucy un appert chevalier durement et vaillant homme qui s’appeloit le chanoine de Robersart. Cestui ressoignoient plus les Anglois et les Navarrois que nuls des autres ; car il en rua par plusieurs fois maints jus ; et aussi fit le sire de Roye.


CHAPITRE LXXVII.


Comment aucuns bourgeois d’Amiens avoient vendu la dite cité aux Navarrois ; et comment le connétable de France et le comte de Saint-Pol la gardèrent d’être prise.


Or avint ainsi, que messire Jean de Péquigny qui étoit de la partie le roi de Navarre et le plus grand de son conseil, et par quel pourchas il avoit été délivré, et qui pour le temps se tenoit en la Harelle à trois lieues près la cité d’Amiens, pourchassa tant par son subtil engin envers aucuns des bourgeois d’Amiens des plus grands de la cité, que il les eut de son accord ; et devoient mettre les Navarrois dedans la ville. Et emplirent couvertement iceux bourgeois, traîtres envers ceux de la cité, leurs chambres et leurs celliers de Navarrois qui devoient aider à détruire la ville. Et vinrent un soir messire Jean de Péquigny et messire Guillaume de Gauville, messire Friquet de Friquans, messire Lus de Bethisi, messire Foudrigais et bien cinq cents tous bons combattans, sur le confort de leurs amis que ils avoient laiens, aux portes d’Amiens[3] au lez devers la Harelle, et la trouvèrent ouverte, ainsi que ordonné étoit. Adoncques s’en issirent hors ceux qui mucés étoient dedans celliers et dedans chambres, et commencèrent à écrier : « Navarrois ! » Ceux de la cité d’Amiens qui furent en grand effroi se resveillèrent soudainement et écrièrent : « Trahis ! « et se recueillirent entre eux de grand courage ; et se trairent devers la porte, là où le plus grand tumulte étoit, entre le bourg[4] et la cité. Si gardèrent ceux qui premiers y vinrent assez bien la porte et de grand’volonté ; et y eut d’un lez et d’autre grand’foison d’occis. Et vous dis que si les Navarrois se fussent hâtés d’ètré entrés en la cité, sitôt que ils vinrent, ils l’eussent gagnée, mais ils entendirent au bourg et firent leur emprise assez couardement. Aussi celle propre nuit inspira Dieu monseigneur Morel de Fiennes[5], connétable de France pour le temps, avec le jeune comte de Saint-Pol son neveu, qui étoient à Corbie atout grand’foison de gens d’armes.

Si chevauchèrent vers Amiens vigoureusement, et y vinrent si à point que les Navarrois avoient jà conquis le bourg et mettoient grand’peine à conquerre la cité ; et l’eussent eue sans faute, si les dessus dits ne fussent venus si à

  1. Nous avons dit que Radigois de Derry était Irlandais ; celui que Froissart nomme Robin l’Escot était probablement Écossais.
  2. Velly, bourg ou petite ville sur l’Aisne à peu de distance de Soissons.
  3. Les Chroniques de France placent l’attaque d’Amiens au dimanche 16 septembre. Tous nos historiens en ont parlé, mais avec moins d’étendue ou moins d’exactitude que Froissart. C’est ainsi, par exemple, que le continuateur de Nangis se trompe manifestement lorsqu’il dit, page 121, que ce fut le roi de Navarre en personne qui fit cette tentative sur Amiens.
  4. Froissart entend par ce mot le faubourg : il était séparé de la ville proprement dite par une ancienne muraille, et avait été enclos de murs sous le règne de Philippe de Valois : ce qui formait une enceinte extérieure qu’on nommait la nouvelle forteresse. C’est dans cette première enceinte que les Navarrois s’étaient introduits.
  5. Aucun des autres historiens ne nomme le connétable de Fiennes ; ils attribuent tous unanimement au comte de Saint-Pol seul l’honneur de la délivrance d’Amiens.