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LIVRE I. — PARTIE II.

d’Oise à gué, et illecques se rafraîchirent, messire Philippe de Navarre et son frère et le comte de Harecourt, et messire Robert Canolle ; et puis, quand ils sçurent que bon fut, ils s’en partirent et retournèrent eu Normandie, et chevauchèrent sûrement de forteresse en forteresse ; car ils étoient tous maîtres et seigneurs des rivières et du plat pays, et entrèrent de rechef en la comté de Évreux et en l’île de Cotentin : si guerroyèrent Normandie comme ils faisoient auparavant.

D’autre part se tenoient à Melun sur Saine de par le roi de Navarre, grand’foison de gens d’armes qui guerroyoient le bon pays de Brie et de Gâtinois, et ne demeuroit rien dehors les forteresses. Et messire Pierre d’Audelée et messire Eustache d’Aubrecicourt se tenoient en Champagne, qui détruisoient aussi tout le dit pays, et pensoient eux et leurs gens nuit et jour à prendre, embler et écheller villes et forteresses. Dont il avint que ceux de Châlons en furent en grand péril de ceux de la garnison de Beaufort qui siéd entre Troyes et Châlons, dont messire Pierre d’Audelée étoit capitaine ; et vous dirai comment ce fut.

Le dit messire Pierre, ou ses gens, couroient presque tous les jours jusques aux portes de Châlons et autour de la cité : si ne pouvoit ce être qu’ils n’imaginassent et considérassent là où étoit le plus fort et le plus foible. Si jetèrent une fois leur avis l’un parmi l’autre que, si ils pouvoient passer la rivière de Marne audessus et venir de-lez l’abbaye de Saint-Pierre, ils entreroient trop légèrement en la cité. Si attendirent tant sur ce propos et tinrent toujours leur avis en secret, que la rivière de Marne fut bien basse ; car il faisoit malement grand’chaleur de temps. Adonc messire Pierre d’Audelée fit une assemblée secrètement de ses compagnons ; car il tenoit bien cinq ou six forteresses autour de lui ; et furent en sa route bien quatre cents combattans. Si se partirent de nuit de Beaufort et chevauchèrent tant que, environ mie nuit, ils vinrent au passage sur la rivière de Marne, là où ils tendoient à passer ; et trop bien avoient de ceux du pays mêmement qui les menoient. Quand ils vinrent sur le passage, ils descendirent tous à pied et baillèrent leurs chevaux à leurs varlets, et puis entrèrent en l’eau qui pour lors étoit moult plate et bien courtoise ; car au plus profond ils n’en eurent mie jusqu’au nombril ; et furent tantôt outre, et puis vinrent le petit par devers l’abbaye Saint-Pierre, où ils entendoient à entrer, ainsi qu’ils firent.

Bien avoit des gardes et des gais foison, épars parmi la ville, de rue en rue, de carrefour en carrefour : dont ceux qui étoient les plus prochains de cette abbaye de Saint-Pierre, qui git tout à mont au dehors de la cité, oyoient clairement le bondissement des Navarrois ; car ainsi comme ils passoient, leurs armures sonnoient et retentissoient ; de quoi les plusieurs qui cela oyoient s’en émerveilloient que ce pouvoit être ; car aucune fois messire Pierre et ses gens cessoient d’aller avant ; et si très tôt qu’ils se remouvoient à aller, cil son et cil retentissement revenoit à ces gardes qui étoient en la rue Saint-Pierre ; car le vent venoit de ce côté ; et comme plus approchoient et plus clairement l’oyoient : c’étoit raison. Adonc dirent notoirement entr’eux : « Par le corps Dieu ! vecy ces Navarrois et ces Anglois qui viennent pour nous écheller et prendre : or tôt, or tôt, faisons noise ; éveillons ceux de la cité, et les aucuns aillent vers Saint-Pierre pour savoir que ce peut être. » Ils n’eurent oncques sitôt fait, ni ordonné leur besogne, ni fait effroi en la ville, que messire Pierre d’Audelée et sa route furent en la cour Saint-Pierre ; car les murs en cet endroit n’avoient point adonc quatre pieds de haut à monter ; et boutèrent tantôt outre la porte de l’abbaye, et entrèrent en la rue qui est grande et large. Ceux de la cité étoient jà moult effrayés ; car on crioit partout : « Trahis ! trahis ! à l’arme ! à l’arme ! » Si se armoient et appareilloient les bonnes gens au plus tôt qu’ils pouvoient, et se recueilloient et mettoient ensemble pour être plus forts, et venoient hardiment devers leurs ennemis. Ceux qui premiers y allèrent y furent tous morts et rués par terre ; et en y eut grand’foison de navrés et affolés. Et chéy adonc si mal à point pour ceux de Châlons, que Pierre de Bar qui avoit été capitaine et gardien, à plus de cent lances, un an tout entier, s’en étoit nouvellement parti, car il ne pouvoit à sa volonté être payé de ses gages. Ceux de la cité, où il y a grand’communauté, vinrent et issirent de tous lez et de tous côtés, et se mirent fortement à défense ; et bien leur besognoit, car autrement ils eussent été tous perdus ; et reçurent jusques