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LIVRE I. — PARTIE II.

et s’en vint loger à Guillon sur Sellettes[1] ; car un sien écuyer qu’on appeloit Jean de Arleston, et s’armoit d’azur à un écusson d’argent, avoit pris la ville de Flavigny qui siéd assez près de là, et avoit dedans trouvé de toutes pourvéances pour vivre, le roi et tout son ost, un mois entier. Si leur vint trop bien à point, car le roi fut en la ville de Guillon dès la nuit des cendres[2] jusques en-my carême. Et toujours couroient ses maréchaux et ses coureurs le pays, ardant, gâtant et exillant tout entour eux ; et refraîchissoient souvent l’ost de nouvelles pourvéances.


CHAPITRE CXXI.


Cy dit comment les seigneurs d’Angleterre menoient avec eux toutes choses nécessaires ; et de leur manière de chevaucher.


Vous devez savoir que les seigneurs d’Angleterre et les riches hommes menoient sur leurs chars, tentes, pavillons, moulins, fours pour cuire et forges pour forger fers de chevaux et toutes autres choses nécessaires ; et pour tout ce étoffer, il menoit bien huit mille chars tous attelés, chacun de quatre roncins bons et forts, que ils avoient mis hors d’Angleterre. Et avoient encore sur ces chars plusieurs nacelles et batelets faits et ordonnés si subtivement de cuir boullu que c’étoit merveilles à regarder ; et si pouvoient bien trois hommes dedans, pour aider à nager parmi un étang ou un vivier tant grand qu’il fût, et pêcher à leur volonté. De quoi ils eurent grand’aise tout le temps et tout le carême, voire les seigneurs et les gens d’état ; mais les communes se passoient de ce qu’ils trouvoient, Et avec ce, le roi avoit bien pour lui trente fauconniers à cheval chargés d’oiseaux, et bien soixante couples de forts chiens et autant de lévriers, dont il alloit chacun jour ou en chasse ou en rivière, ainsi qu’il lui plaisoit ; et si y avoit plusieurs des seigneurs et des riches hommes qui avoient leurs chiens et leurs oiseaux aussi bien comme le roi. Et étoit toujours leur ost parti en trois parties, et chevauchoit chacun ost par soi, et avoit chacun ost avant-garde et arrière-garde, et se logeoit chacun ost par lui une lieue arrière de l’autre : dont le prince en menoit l’une partie, le duc de Lancastre l’autre, et le roi d’Angleterre la tierce et la plus grande. Et ainsi se maintinrent-ils dès Calais jusques adonc que ils vinrent devant la cité de Chartres.


CHAPITRE CXXII.


Pour quelle cause le roi d’Angleterre ne courut point le pays de Bourgogne ; et comment il s’en vint loger au Bourg-la-Roine lez-Paris.


Nous parlerons du roi d’Angleterre qui se tenoit à Guillon sur Sellettes et vivoit, il et son ost, des pourvéances que Jean de Arleston avoit trouvées à Flavigny. Pendant que le roi séjournoit là, pensant et imaginant comment il se maintiendroit, le jeune duc de Bourgogne qui régnoit pour le temps et son conseil, par la requête et ordonnance de tout le pays de Bourgogne entièrement, envoyèrent devers le dit roi d’Angleterre suffisans hommes, chevaliers et barons, pour traiter à respiter et non ardoir ni courir le pays de Bourgogne. Si s’embesognèrent adonc de porter ces traités les seigneurs qui ci s’ensuivent. Premièrement, messire Anceaulx de Salins grand chancelier de Bourgogne, messire Jacques de Vienne, messire Jean de Rye, messire Hugues de Vienne, messire Guillaume de Toraise et messire Jean de Montmartin. Ces seigneurs exploitèrent si bien et trouvèrent le roi d’Angleterre si traitable, que une composition fut faite entre le dit roi et le pays de Bourgogne que, parmi deux cent mille francs[3] qu’il dut avoir tous appareillés, il déporta le dit pays de Bourgogne à non courir, et l’assura le dit roi de lui et des siens le terme de trois ans. Quand cette chose fut scellée et accordée, le roi se délogea et tout son ost, et prit son retour et le droit chemin de Paris, et s’en vint loger sur la rivière d’Yonne à Kou[4] dessous Vezelay. Si s’étendirent ses gens sur cette belle rivière que on dit Yonne, et comprenoient tout le pays jusques à Clamecy, à l’entrée de la comté de Nevers ; et entrèrent les Anglois en Gastinois ; et exploita tant le roi d’Angleterre par ses journées qu’il vint devant

  1. Guillon est, ainsi que Mont-Réal, sur la rivière de Serin.
  2. Le jour des Cendres fut cette année le 19 février.
  3. La charte de cette trêve porte deux cent mille deniers d’or ou moutons. Elle fut conclue à Guillon, le 10 mars de cette année.
  4. Ce mot est écrit ainsi dans les manuscrits sans aucun signe d’abréviation ; mais c’est vraisemblablement une omission des premiers copistes, répétée par les autres ; car tout porte à croire que Cou ou Kou est la première syllabe du mot Coulanges, où le roi d’Angleterre passa l’Yonne, suivant l’auteur des Chroniques de France.