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LIVRE I. — PARTIE II.

et messire Arnoul d’Andrehen, le sire de Beaujeu et plusieurs autres[1]. Encore demeurèrent en Castille de-lez le dit roi Henry messire Bertran du Guesclin, messire Olivier de Mauny et les Bretons, et aussi les compagnies, jusques adonc que autres nouvelles leur vinrent[2]. Et fut messire Bertran du Guesclin connétable de tout le royaume de Castille par l’accord du roi Henry premièrement et de tous les barons du pays.

Or vous parlerons du roi Dam Piètre comment il s’étoit maintenu.


CHAPITRE CCVI.


Comment le roi Dam Piètre envoya ses messagers par devers le prince en lui suppliant qu’il le voulût secourir contre le bâtard Henry ; et comment le dit roi arriva à Bayonne.


Vous avez bien ouï recorder comment il s’étoit bouté dedans le châtel de la Colongne-sur-Mer, sa femme avecques lui et ses deux filles et Dam Ferrant de Castres[3] tant seulement. Si que pendant que le bâtard son frère, par la puissance des gens d’armes qu’il avoit attraits hors du royaume de France, conquéroit Castille, et que tout le pays se rendoit à lui, si comme ci-dessus est dit, il avoit été durement effréé ; et ne s’étoit mie du tout assuré au dit châtel de la Colongne : car il doutoit trop malement son frère le bâtard ; et bien sentoit que là où on le sçauroit, on le viendroit querre de force et assiéger. Si n’avoit mie attendu ce péril ; mais étoit parti de nuit et mis dans une nef, sa femme avecques lui et ses deux filles et Dam Ferrant de Castres et tout ce qu’il avoit d’or et d’argent et de joyaux : mais ils eurent le vent si contraire que oncques ils ne purent éloigner de la Colongne ; et les y convint retourner, et rentrer de rechef en la forteresse. Adonc demanda Dam Piètre à Dam Ferrant de Castres, son chevalier, comment il se maintiendroit, et en lui complaignant de fortune qui lui étoit si contraire. « Monseigneur, dit le chevalier, ainçois que vous partez de ci, ce seroit bon que vous envoyassiez devers votre cousin le prince de Galles, à savoir si il vous voudroit recueillir, et que, pour Dieu et par pitié, il voulsist entendre à vous ; car en aucunes manières il y est tenu, pour grands alliances que le roi son père et le vôtre eurent ensemble. Le prince de Galles est bien si noble et si gentil de sang et de courage, que quand il sera informé de votre ennui et tribulation, il y prendra grand’compassion ; et si il vous vouloit aider à remettre en votre royaume, il n’est aujourd’hui sire qui le pût faire devant lui, tant est craint et redouté par tout le monde, et aimé de toutes gens d’armes ; et vous êtes ici encore bien et en bonne forteresse pour vous tenir un temps, tant que les nouvelles vous seront retournées d’Aquitaine. »

À ce conseil s’accorda légèrement le roi Dam Piètre ; et furent lettres escriptes moult piteuses et amiables, et un chevalier[4] et deux écuyers priés de faire ce message. Ceux l’emprirent volontiers, et se boutèrent en un lin, en mer, et arrivèrent à Bayonne, une cité qui se tient du roi d’Angleterre. Si demandèrent du prince. On leur dit qu’il étoit à Bordeaux. Doncques montèrent-ils à cheval et firent tant par leur exploit qu’ils vinrent en la bonne cité de Bordeaux ; et descendirent à hôtel, et puis assez tôt après ils se trairent pardevers l’abbaye de Saint-Andrieu, où le prince se tenoit. Si dirent aux chevaliers du dit prince qu’ils trouvèrent en la place, qu’ils étoient Espaignols et messagers de Dam Piètre de Castille.

Ces nouvelles vinrent tantôt au prince : si les voulut voir, et savoir quelle chose ils demandoient. Ceux s’en vinrent pardevant lui et se jetèrent à genoux ; et le saluèrent à leur usage, et recommandèrent le roi leur seigneur à lui, et lui baillèrent leurs lettres. Le prince fit lever les dits messagers, et prit les lettres et les ouvrit ; et puis les lut par deux fois à grand loisir, et regarda comment piteusement le roi Dam Piètre avoit écrit à lui et lui signifioit ses duretés et ses povretés, et comment son frère le bâtard, par la puissance des grandes alliances qu’il avoit faites au pape premièrement, au roi de France, au roi d’Arragon, et aux Compagnies, l’avoit bouté hors de son héritage, le

  1. Le licenciement d’une partie des compagnies eut lieu au commencement de juin, pendant que D. Pèdre était encore à Monterrey d’où il écrivit au prince de Galles pour lui demander des secours.
  2. Du Guesclin retourna bientôt lui même en France avec son cousin Olivier Mauny.
  3. D. Ferrand de Castro resta dans la Galice pour la contenir.
  4. Suivant un des commentateurs de la Chronique de D. Pedro, ce chevalier était D. Martin Lopez de Cordova, grand maître d’Alcantara.