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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

royaume de Castille. Si lui prioit, pour Dieu et pour pitié, qu’il y voulsist entendre et pourvoir de conseil et de remède ; si feroit bien et aumône, et en acquerroit grâce à Dieu et à tout le monde ; car ce n’est mie droit d’un roi chrétien déshériter, et ahériter, par puissance et tyrannie, un bâtard. Le prince, qui étoit vaillant chevalier et sage durement, cloy les lettres en ses mains, et puis dit aux messagers qui là étoient en présence : « Vous nous êtes les bienvenus de par notre cousin le roi de Castille ; vous demeurerez ci de-lez nous et ne vous partirez point sans réponse. » Adonc furent tantôt appareillés les chevaliers du prince, qui trop bien savoient quel chose ils devoient faire, et emmenèrent le chevalier Espaignol et les deux écuyers, et les tinrent tout aise.

Le prince, qui étoit demeuré dans sa chambre et pensoit grandement à ces nouvelles et sur les lettres que le roi Dam Piètre lui avoit envoyées, manda tantôt monseigneur Jean Chandos, monseigneur Thomas de Felleton, les deux plus espéciaux de son conseil ; car l’un étoit grand sénéchal d’Aquitaine, et l’autre connétable. Quand ils furent venus pardevant lui, si leur dit, tout en riant : « Seigneurs, véez ci grands nouvelles qui nous viennent d’Espaigne : le roi Dam Piètre, notre cousin, se complaint grandement du bâtard Henry son frère, qui lui tolt de fait son héritage, et l’en a bouté hors, si comme vous avez ouï recorder par ceux qui en sont revenus. Si nous prie moult doucement sur ce de confort et d’aide, ainsi comme il appert par ses lettres. » Adonc de rechef les lut le dit prince par deux fois, de mot en mot ; et les chevaliers volontiers y entendirent. Quand il eut lues les dites lettres, si dit ainsi : « Vous, messire Jean, et vous, messire Thomas, vous êtes les plus espéciaux de mon conseil et ceux où plus je me affie et arrête : si vous prie que vous me veuilliez conseiller quelle chose en est bonne à faire. » Adonc regardèrent les deux chevaliers l’un l’autre, sans rien parler ; et le prince de rechef les appela et dit : « Dites, dites hardiment ce qu’il vous en semble. » Et fut le dit prince de Galles conseillé de ces deux chevaliers, si comme je fus depuis informé, qu’il voulsist envoyer devers ce roi Dam Piètre de Castille gens d’armes jusques à la Colongne où il se tenoit, si comme ses lettres et ses messagers disoient ; et fut amené avant jusques à Bordeaux, pour savoir plus pleinement quelle chose il voulsist dire ; et adonc sur ses paroles ils auroient avis, et seroit si bien conseillé que par raison il lui devroit suffire. Cette réponse plut bien au prince. Si en furent priés et ordonnés de par le prince d’aller en ce voyage et querre à la Colongne en Galice ce roi Dam Piètre et son remenant, premièrement messire Thomas de Felleton, souverain et chef de cette emprise et armée, messire Richard de Pontchardon, messire Neel Lornich, messire Simon de Burlé, messire Guillaume de Troussiaux. Et devoit avoir en celle armée douze nefs chargées d’archers et de gens d’armes. Si firent ces chevaliers dessus nommés leurs pourvéances et leurs ordonnances tout ainsi que pour aller en Galice ; et se partirent de Bordeaux et du prince, les messagers du roi Dam Piètre en leur compagnie ; et chevauchèrent devers Bayonne, et tant firent qu’ils y parvinrent. Si séjournèrent là trois jours ou quatre, en attendant vent, et chargeant leurs vaisseaux, et ordonnant leurs besognes. Au cinquième jour, ainsi comme ils devoient partir, le roi Dam Piètre de Castille arriva à Bayonne[1] ; et étoit parti de la Colongne en grand doute, et n’y avoit osé plus demeurer, son remenant avecques lui, qui n’étoit mie grand, et une partie de son trésor, ce qu’il en avoit pu amener[2]. Si furent les nouvelles de sa venue moult grandes entre les Anglois ; et se trairent tantôt messire Thomas de Felleton et les chevaliers devers lui, et le recueillirent moult doucement, et lui contèrent et remontrèrent comment ils étoient appareillés et émus, par le commandement du prince leur seigneur, de lui aller querre jusques

  1. La relation du chroniqueur espagnol diffère de celle de Froissart. Il prétend que D. Pèdre se rendit d’abord de Santiago à la Corogne, où il reçut le sire de Poyane et un autre chevalier de Bordeaux, députés par le prince de Galles pour l’inviter à se rendre dans ses états d’Aquitaine ; que de la Corogne il se rendit à Saint-Sébastien, et de là à Bayonne. Arrivé à Bayonne, il fit savoir son arrivée au prince, qui se rendit, pour avoir une conférence avec lui, à Cabreton, lieu voisin du canal de Bayonne. Quelques jours après, le prince se rendit en personne à Bayonne avec le roi Charles de Navarre, et ce ne fut qu’après cette conférence que D. Pèdre alla lui-même à Bordeaux. Froissart devait être mieux informé de ces détails que Lopez de Ayala, qui était avec le roi Henry.
  2. Il n’avait avec lui que trente-six mille doubles ; le reste de son trésor, ainsi que les joyaux, était resté à la garde de Martin Yanez son trésorier.