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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

roit mieux, et leur porta grand dommage ainçois qu’ils le pussent aterrer.

Son frère et les autres chevaliers, qui sur la montagne étoient, le véoient bien combattre, et les grands appertises d’armes qu’il faisoit et le péril où il étoit ; mais conforter ne le pouvoient si ils ne se vouloient perdre : si se tinrent tous cois sur ladite montagne, en leur ordonnance ; et le chevalier se combattit tant qu’il put durer. Là fut occis ledit messire Guillaume de Felleton.

Depuis entendirent les Espaignols et les François d’un côté à requerre et à envahir les Anglois qui sur la montagne se tenoient, lesquels, ce sachez, firent ce jour plusieurs grands appertises d’armes ; car à la fois d’une empainte ils descendoient et venoient combattre leurs ennemis, et puis, en eux reboutant trop sagement, ils se venoient remettre en la montagne ; et se tinrent en cel état jusques à haute nonne. Bien les eût le prince de Galles envoyé secourir et conforter, si il l’eût sçu, et les eût délivrés de ce péril ; mais rien n’en savoit : si leur convint attendre l’aventure. Quand ils se furent tenus et combattus jusques à l’heure que je dis, le comte Dan Tille, qui ennuyé étoit de ce que tant se tenoient, dit ainsi tout haut et par grand mautalent : « Seigneurs, par la poitrine de nous ! nous tiendront mes-huy-ci ces gens ! Nous les devrions ore avoir dévorés. Avant ! avant ! combattons-les de meilleure ordonnance. On n’a rien si on ne le compare. »

À ces mots s’avancèrent François et Espaignols de grand’volonté et s’en vinrent, en eux tenant par les bras, drus et espès, bouter de lances et de glaives sur les Anglois, et montèrent de force la montagne, et entrèrent ains ès Anglois et Gascons, voulsissent ou non, et étoient si grand’foison que les Anglois ne les purent rompre ni ouvrir.

Là eut fait sur la montagne moult de appertises d’armes ; et se combattirent et défendirent à leur pouvoir les Anglois et les Gascons moult vaillamment. Mais depuis que les Espaignols furent entre eux, ils ne se purent longuement tenir ; si furent tous pris et conquis par force d’armes, et en y eut aucuns occis. Oncques nul des chevaliers et écuyers qui là étoient n’en échappa, fors aucuns varlets et garçons qui se sauvèrent par leurs chevaux et revinrent au soir en l’ost du prince, qui tout le jour s’étoit tenu rangé et ordonné sur la montagne, car ils cuidoient être combattus.


CHAPITRE CCXXIX.


Comment le comte Dan Tille présente au roi Henry ses prisonniers et lui conte ses aventures, dont le roi Henry fut moult joyeux.


Après la prise et le conquêt des dessus dits chevaliers, le comte Dan Tille et Sanses son frère et leurs gens retournèrent devers leur ost, tous lies et joyeux, et vinrent au soir au logis du roi Henry. Si firent les deux frères, qui cette chevauchée avoient mis sus, présent au roi Henry de leur prisonniers, et recordèrent là au dit roi, présent monseigneur Bertran du Guesclin, messire Arnoul d’Audrehen et autres, comment ils s’étoient la journée combattus, et quel chemin ils avoient fait, et des gens monseigneur Hue de Cavrelée qu’ils avoient rués jus, et lui chassé jusques à l’ost du duc de Lancastre, et réveillé moult durement le dit ost et porté grand dommage, et comment ils s’en étoient partis, et à leur retour ils avoient encontré ces chevaliers qui pris étoient.

Le roy Henry, qui ces paroles oyoit et entendoit en grand’gloire, répondit joyeusement au comte Dan Tille son frère et dit : « Beau frère, vous avez grandement bien exploité, et vous en sais bon gré, et vous guerdonnerai temprement, et bien sachez que tous les autres viendront par ce pas. » Adonc s’avança messire Arnoul d’Audrehen et dit : « Sire, sire, sauve soit votre grâce, je ne vous vueil reprendre de votre parole, mais je la vueil un petit amender ; et vous dis que, quand par bataille vous assemblerez au prince, vous trouverez là gens d’armes, car là est toute la fleur de toute la chevalerie du monde ; et les trouverez durs, sages et bien combattans ; ni jà pour mourir plein pied ne fuiront : si avez bien mestier que vous ayez avis et conseil sur ce point. Mais si vous me voulez croire, vous les déconfirez tous sans coup férir ; car si vous faisiez tant seulement garder les détroits et les passages, parquoi pourvéances ne leur pussent venir, vous les affameriez et déconfiriez par ce point ; et retourneroient en leur pays sans arroy et sans ordonnance ; et lors les auriez-vous à votre volonté. » Donc répondit le roi Henry, et dit : « Maréchal, par l’âme de mon père, je désire tant à voir le prince et d’é-