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LIVRE I. — PARTIE II.

prouver ma puissance à la sienne que jà ne nous partirons sans bataille ; et Dieu merci ! j’ai et aurai bien de quoi ; car tout premièrement jà sont en notre ost sept mille hommes d’armes, montés chacun sur un bon coursier et tous couverts de fer, qui ne ressoingneront trait ni archer. En après j’ai bien vingt mille d’autres gens d’armes, montés sur genets, et armés de pied en cap. Du surplus j’ai bien soixante mille hommes de communautés à lances et à archegaies, à dards et à pavais, qui feront un grand fait ; et tous ont juré que point ne faudront jusques à mourir, si que, dan maréchal, je ne me dois mie ébahir, mais conforter grandement en la puissance de Dieu et de mes gens. »

En cet état finèrent-ils leur parlement, et apportèrent chevaliers et écuyers vins et épices. Si en prit le roi et les seigneurs d’environ, et puis retournèrent chacun en son logis. Si furent sermentés comme prisonniers et départis l’un de l’autre les chevaliers et les écuyers anglois et gascons qui pris avoient été la journée.

Or retournerons-nous un petit au prince et parlerons de son ordonnance.


CHAPITRE CCXXX.


Comment le prince fut moult courroucé de la déconfiture monseigneur Thomas de Felleton, et comment le dit prince avoit grand défaute de vivres.


Le prince de Galles et le duc de Lancastre se tinrent tout ce jour sur la montagne ; au soir, ils furent informés de leurs gens qu’ils étoient tous morts et tous pris ; si en furent courroucés, mais amender ne le purent. Si se retrairent à leurs logis et se tinrent là tout le soir. Quand ce vint au matin, ils eurent conseil de partir de là et de traire plus avant, et se délogèrent et s’en vinrent loger devant Vitorce. Et furent là tous armés ainsi que pour tantôt combattre ; car ils étoient informés que le roi Henry et le bâtard son frère, et leurs gens, n’étoient mie trop loin : mais ils ne se traioient point avant. Et sachez que le prince de Galles et ses gens étoient en grand’deffaute de vivres et de pourvéances pour eux et pour leurs chevaux ; car ils logeoient en moult mauvais pays et maigre, et le roi Henry et ses gens en bon pays et gras. Si vendoit-on en l’ost du prince un pain, qui n’étoit mie bien grand, un florin ; encore tout volontiers qui le pouvoit avoir, et faisoit moult d’étroit temps de vent, de pluie et de neige. En ce mésaise et danger furent-ils six jours.

Quand le prince et les seigneurs virent que les Espaignols ne se trairoient point avant pour eux combattre, et que là étoient en grand’détresse, si eurent conseil que ils iroient querre passage ailleurs. Si se délogèrent et se mirent au chemin en retournant vers Navarrete, et passèrent un pays que on appelle le Pas de la Garde, et quand ils eurent passé, ils s’en vinrent à une ville que on appelle Vianne[1]. Là se rafraîchirent le prince, le duc de Lancastre, le comte d’Armaignac et les seigneurs, deux jours, et puis s’en vinrent passer la rivière qui départ Castille et Navarre[2], au pont du Groing[3], et se vinrent loger ce jour devant le Groing ès vergers dessous les oliviers, et trouvèrent meilleur pays qu’ils n’avoient fait par avant ; mais trop avoient trop grand deffaute de vivres. Quand le roi Henry sçut que le prince et ses gens avoient passé la rivière au pont de Groing, si se délogea de Saint-Vincent où il s’étoit tenu moult longuement, et s’en vint loger devant la ville de Nazares sur cette même rivière[4].

Les nouvelles vinrent au prince comment le roi Henry s’étoit approché ; si en fut durement lié, et dit tout en haut : « Par Saint George ! en ce bâtard a un vaillant chevalier. À ce que il montre, il nous désire à trouver et combattre ; si nous trouvera brièvement et nous combattra ; et ne peut demeurer nullement. » Adonc appela le prince le duc de Lancastre son frère et aucuns des barons de son conseil, qui là étoient, et rescripsit par leur avis aux lettres que le roi Henry lui avoit envoyées. Laquelle forme des lettres devisoit ainsi :


CHAPITRE CCXXXI.


Cy s’ensuit la forme des lettres que le prince de Galles envoya au roi Henry.


Édouard[5] par la grâce de Dieu, prince de Galles et duc d’Aquitaine, à honoré et renommé

  1. Viana, sur la rive gauche de l’Èbre.
  2. L’Èbre.
  3. De Logroño.
  4. La Najarilla.
  5. Rymer a publié deux lettres, l’une du prince de Galles au comte de Transtamare, l’autre de ce comte au prince, qui n’ont presque rien de commun ni avec celle-ci ni ayec celle qu’on a vue au chapitre 223. La lettre du