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LIVRE I. — PARTIE II.

et encore outre, en attendant le roi Dan Piètre qui point ne revenoit, ni de lui nulles certaines nouvelles il n’oyoit, si fut moult melencolieux ; et mit son conseil ensemble pour sçavoir quelle chose étoit bonne à faire. Si fut le prince conseillé que il envoyât deux ou trois de ses chevaliers devers le dit roi pour lui remontrer ses besognes et lui demander pourquoi il ne tenoit son convenant et son jour, ainsi que ordonné étoit. Si furent prêts d’aller devers le roi Dan Piètre dessus dit, messire Neel Lornich, messire Richard de Pontchardon et messire Thomas Balastre. Si exploitèrent tant les chevaliers du prince et chevauchèrent par leurs journées, qu’ils vinrent en la cité de Séville, là où le roi Dan Piètre se tenoit, qui les reçut par semblant assez liement. Ces chevaliers firent leur message bien et à point, ainsi que enchargé leur étoit de par leur seigneur le prince. Le roi Dan Piètre répondit à ces paroles en lui excusant, et dit : « Certes, seigneurs, il nous déplaît grandement de ce que nous ne pouvons tenir ce que convenance avons à notre cousin le prince. Si l’avons-nous par plusieurs fois remontré et fait remontrer à nos gens ès marches pardeçà ; mais nos gens s’excusent et disent ainsi que ils ne peuvent faire point d’argent ni ne feront tant que ces compagnies soient sur le pays ; et jà ils ont rué jus trois ou quatre de nos trésoriers qui portoient finances devers notre cousin le prince. Si lui direz de par nous que nous lui prions qu’il se veuille retraire et mettre hors de notre royaume ces maldites gens des compagnies, et nous laisse par deçà aucun de ses chevaliers auxquels, au nom de lui, nous délivrerons et payerons l’argent tel qu’il le demande, et où nous sommes tenus et obligés. » Ce fut toute la finale réponse que les chevaliers du prince en purent avoir ; si se partirent du roi Dan Piètre et retournèrent arrière devers le prince au Val-d’Olif. Si lui contèrent, et à son conseil, tout ce que ouï et trouvé avoient : de laquelle réponse le prince fut plus melencolieux que devant, et vit bien que le roi Dan Piètre lui failloit de convenance, et varioit de raison à faire. En ce séjour que le prince fit au Val-d’Olif, où il fut plus de quatre mois, tout l’été en suivant, accoucha tout coi au lit malade le roi de Mayogres, dont le prince fut moult courroucé : aussi furent mis à finances messire Arnoul d’Audrehen, messire le Bègue de Vilaines et plusieurs autres chevaliers de France et de Bretagne qui avoient été pris à la besogne de Najares, et échangés pour messire Thomas de Felleton, et pour messire Richard Tanton, et pour messire Hugues de Hastings et les autres : mais encore demeura au danger du prince messire Bertran du Guesclin, ni point ne fut rançonné sitôt que les autres ; car les Anglois et le conseil du prince disoient que si il étoit délivré, il feroit de rechef plus forte guerre que devant avec le bâtard Henry ; duquel le prince étoit informé que il étoit en Bigorre, et avoit pris la ville de Bagnères, et guerroyoit et harioit durement son pays ; et pour laquelle chose la délivrance de messire Bertran du Guesclin ne fut mie si belle ni si hâtive ; et tout ce lui convenoit porter.


CHAPITRE CCXLVI.


Comment le prince de Galles se partit d’Espaigne, et comment le roi d’Arragon et le roi de Navarre lui octroyèrent passage par leur pays.


Quand le prince de Galles ouït les excusations du roi Dan Piètre, si fut plus pensif que devant et en demanda à avoir conseil. Ses gens, qui moult désiroient à retourner, car ils portoient à grand meschef la chaleur et l’air d’Espaigne, et mêmement le prince en étoit tout pesant et maladieux[1] lui conseillèrent qu’il retournât, et que si le roi Dan Piètre l’avait défailli, il faisoit son blâme et sa deshonneur. Adonc fut ordonné et annoncé partout à eux remettre au retour. Quand ce vint sur le mouvoir et le départir, le prince envoya devers le roi de Mayogres, à son hôtel, messire Hue de Courtenay et messire Jean Chandos, en lui remontrant comment il vouloit partir d’Espaigne, si eût sur ce avis ; car trop envis le lairroit derrière, au cas qu’il s’en voudroit retourner. Le roi de Mayogres répondit aux dessus dits chevaliers, et dit : « Grands mercis à monseigneur le prince notre cher compère, mais tant que à présent je ne pourrois souffrir

  1. S’il faut en croire Knyghton, la mortalité fut si grande parmi les Anglais qu’il en échappa à peine la cinquième partie. Walsingham se contente de dire qu’il en mourut un grand nombre de la dyssenterie et d’autres maladies ; à quoi il ajoute qu’on disait alors que le prince de Galles avait été empoisonné. Eduardus per idem tempus, ut dicebatur, intoxicatus fuit ; à quo quidem tempore usque ad finem vitæ suæ nunquàm gavisus est corporis sanitate.