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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

le chevaucher ni porter en litière ; si me convient ci demeurer et séjourner jusques au plaisir de Dieu. »

Adonc parlèrent les chevaliers encore, et lui demandèrent : « Monseigneur, voulez-vous que monseigneur le prince vous laisse une quantité de gens d’armes pour vous garder et reconduire quand vous serez au point de chevaucher ? » Il répondit nennil, et qu’il ne savoit mie quel long séjour il feroit. Lors prirent congé les deux barons du roi de Mayogres et retournèrent devers leur seigneur le prince, auquel ils recordèrent tout ce que ils avoient exploité, et les réponses du roi de Mayogres. Le prince répondit et dit : « À la bonne heure. »

Donc se partit le prince et toutes ses gens et se mit à retourner devers une bonne cité qu’on dit Madrigar[1] et là s’arrêta et puis s’en vint loger au val de Sorie[2] sur le département d’Espagne, de Navarre et d’Arragon. Là séjourna le dit prince plus d’un mois, et toutes ses gens ; car aucuns passages lui étoient clos sur les marches d’Arragon ; et disoit-on communément en l’ost que le roi de Navarre, qui nouvellement étoit retourné de sa prison, s’étoit composé au bâtard d’Espaigne et au roi d’Arragon, et devoit empêcher de tout son pouvoir le passage et le retour du dit prince et de ses gens ; mais il n’en fut rien, si comme il apparut depuis. Non pour quant les Anglois, les Gascons et les compagnies en faisoient doute, pourtant qu’il étoit en son pays et ne venoit point devers le prince. En ce séjour faisant, le prince envoya les plus espéciaux de son conseil sur un certain pas entre Espaigne et Arragon, là où le conseil du dit roi d’Arragon fut aussi, et là eurent grands parlemens ensemble et par plusieurs journées.

Finablement, traités et consaux se portèrent tellement que le roi d’Arragon dut ouvrir son pays pour laisser retourner paisiblement les gens du prince, et aussi ils devoient passer sans molester ni violence faire à nul du pays, et payer courtoisement tout ce qu’ils prendroient[3]. Adonc vinrent le roi de Navarre et messire Martin de la Kare contre le prince, quand ils sçurent que le traité se portoit ainsi entre le prince et le roi d’Arragon, et lui firent toute l’honneur et révérence qu’ils purent, et lui offrirent doucement passage pour lui et pour son frère le duc de Lancastre, et plusieurs barons et chevaliers d’Angleterre et de Gascogne ; mais il vouloit bien que les compagnies prissent un autre chemin que la Navarre. Le prince et les seigneurs, qui voyoient leur chemin et leur adresse plus propice parmi Navarre que sur les marches d’Arragon, ne voulurent mie renoncer à cette courtoisie[4], mais en remercièrent grandement le roi et son conseil. Ainsi se départirent ces gens d’armes et l’ost du prince, et se mirent au retour et passèrent au plus courtoisement qu’ils purent.

Si passa le dit prince parmi le royaume de Navarre et le reconvoyèrent le dit roi de Navarre et messire Martin de la Kare jusques au pas de Roncevaux. Et tant exploita adonc le dit prince qu’il vint en la cité de Bayonne, où il fut reçu à grand’joie ; et là se rafraîchit et reposa quatre jours, et puis s’en partit et vint à Bordeaux où on le reçut à grand’solemnité. Et vint madame la princesse contre lui qui faisoit porter Édouard son ains-né fils, qui pouvoit avoir d’âge à ce jour environ trois ans. Ainsi se départirent ces gens d’armes les uns des autres, et se retrairent les barons et les seigneurs de Gascogne en leurs maisons, c’est à sçavoir barons et chevaliers, et tous les sénéchaux en leurs sénéchaussées, et

  1. Probablement Madrigal, petite ville de la Vieille-Castille, près de Medîna-del-Campo.
  2. Vraisemblablement Soria, ville de la même province, presque à la source du Duero.
  3. Par ce traité, qui fut conclu à Tarazone sur les frontières de la Vieille-Castille, le prince obtint non-seulement la liberté du passage pour ses troupes ; il réussit de plus à détacher le roi d’Arragon de l’alliance du comte de Transtamare et à le faire entrer dans celle de D. Pèdre. Ce traité fut suivi immédiatement d’une trêve entre la Castille et l’Arragon.
  4. Il est clair, par cette phrase, que le prince de Galles accepta l’offre du roi de Navarre pour lui, pour son frère et les principaux chevaliers de sa suite, et consentit à ce que le gros de l’armée passât par l’Arragon et ne traversât point la Navarre. Cependant Sauvage, sans égard pour cette phrase, qu’il laisse subsister, et contre l’autorité de tous les manuscrits, ainsi que des éditions antérieures à la sienne, fait dire à Froissart le contraire de ce qu’il dit en effet. Voici comment il arrange ce texte. « Mêmement le prince pratiqua si bien avec lui (le roi de Nauvarre) que il obtint semblablement passage pour les compagnies et pour tous ceux de son ost ; assurant et jurant pour eux au dit roi qu’ils passeront tout paisiblement et si bien payant qu’il s’en contenteroit. Ainsi partirent le prince et ses gens d’armes hors du royaume de Castille et se mirent au retour, et passèrent au plus courtoisement qu’ils purent parmi le royaume de Navarre, etc., etc. »