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LIVRE I. — PARTIE II.

tel assez près de là, appelé Montiel, et l’avoit le sire de Montiel recueilli et honoré ce qu’il pouvoit, Si en étoit au matin parti et mis au chemin, et chevauchoit assez éparsement, car il ne cuidoit mie être combattu en ce jour. Et vinrent soudainement à bannières déployées, et tous pourvus de leurs faits, le roi Henry, le comte Sanses son frère, qui avoit relenqui le roi Dan Piètre, messire Bertran du Guesclin, par lequel conseil tout ils ouvrèrent, messire le Bègue de Vilaines, le vicomte de Roquebertin, le vicomte de Rodez et leurs routes ; et étoient bien six mille combattans, et chevauchoient tous serrés de grand randon ; et s’en viennent férir de plain élai, de grand’volonté et sans faire nul parlement ès premiers qu’ils encontrèrent, en écriant : « Castille au roi Henry ! et Notre Dame Guesclin ! »

Si reculèrent et abattirent ces premiers roidement et merveilleusement, qui furent tantôt déconfits et reboutés bien avant. Là en y eut plusieurs d’occis et de rués par terre, car nul n’étoit pris à rançon : et ainsi étoit ordonné du conseil messire Bertran du Guesclin, dès le jour devant, pour la grand’plenté des mécréants juifs et autres, qui là étoient[1]. Quand le roi Dan Piètre entendit ces nouvelles, qui chevauchoit en la plus grand’route, que ses gens étoient assaillis, envahis, et reboutés vilainement de son frère le bâtard Henry et des François, si fut durement émerveillé dont il venoit ; et vit bien qu’il étoit trahi et deçu, et en aventure de tout perdre ; car ses gens étoient moult épars. Nonpourquant, comme bon chevalier et hardi qu’il étoit, et de grand’confort et emprise, il s’arrêta tout coi sur les champs et fit sa bannière développer et mettre avant pour recueillir ses gens, et envoya dire à ceux de derrière qu’ils se hâtassent de traire avant, car il se combattoit aux ennemis.

Donc s’avancèrent toutes manières de bonnes gens, et se trairent pour leur honneur devers la bannière du roi Dan Piètre qui ventiloit sur les champs. Là eut grand’bataille, dure et merveilleuse, et maint homme renversé par terre et occis, du côté du roi Dan Piètre ; car le roi Henry, messire Bertran et leurs routes les requéroient de si grand’volonté que nul ne duroit contre eux. Mais ce ne fut mie sitôt achevé ; car ceux du roi Dan Piètre étoient si grand’foison que bien six contre un : mais tant y avoit de mal pourvus qu’ils furent pris si sur un pied que ce les déconfisoit et ébahissoit plus que autre chose.


CHAPITRE CCLIII.


Comment le roi Dan Piètre et toutes ses gens furent déconfits ; et comment le dit roi s’enfuit au châtel de Montiel.


Cette bataille des Espaignols l’un contre l’autre, et des deux rois et leurs alliés, assez près du châtel de Montiel, fut en ce jour moult grande et moult horrible. Et moult y furent bons chevaliers du côté du roi Henry, messire Bertran du Guesclin, messire Geffroy Ricon, messire Arnoul Limosin, messire Yons de Lakonnet, messire Jean de Berguettes, messire Gauvain de Bailleul, messire le Bègue de Vilaines, Alain de Saint-Pol et Alyot de Calais, et les Bretons qui là étoient ; et aussi du royaume d’Arragon le vicomte de Roquebertin et le vicomte de Rodez, et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers que je ne puis mie tous nommer. Et y firent maintes grands appertises d’armes ; et bien leur étoit besoin ; car ils trouvèrent contre eux gens aussi assez étranges, tels que Sarrazins et Portingalois. Car les Juifs qui là étoient tournèrent tantôt le dos, ni point ne se combattirent ; mais ce firent ceux de Grenade et de Bellemarine ; et portoient arcs et archegaies[2] dont ils savoient bien jouer, et dont ils firent plusieurs grands appertises d’armes de traire et de lancer. Et là étoit le roi Dan Piètre, hardi homme durement, qui se combattoit moult vaillamment et tenoit une hache dont il donnoit les coups si grands que nul ne l’osoit approcher. Là s’adressa la bannière du roi Henry son frère devers la sienne, bien épaisse et bien pourvue de bons combattans, en écriant leurs cris et en boutant fièrement de leurs lances. Lors se commencèrent à ouvrir ceux qui de-lez le roi Dan Piètre étoient et à ébahir malement. Dam Ferrand de Castres, qui avoit à garder et à conseiller le roi Dan Piètre son seigneur, vit bien, tant eut-il de sentiment, que leurs gens se espardoient et déconfisoient ; car tous se ébahissoient, pourtant que trop sur un pied pris on les avoit. Si dit au roi Dan Piètre : « Sire, sauvez-

  1. Le plus grand reproche fait à D. Pèdre n’est pas tant d’avoir fait commettre plusieurs assassinats, selon l’esprit des cours d’alors, tels que les peignait l’infant D. Pèdre, oncle du roi d’Arragon qui le connaissait, mais bien de s’être allié avec des infidèles.
  2. Espèce de lance ou de pique.